entre la ville syrienne de Palmyre et Ramadi en Irak,  l’organisation tire profit du chaos... (DR)

De Palmyre à Ramadi, une voie royale offerte à la barbarie ?

Désormais implanté de part et d’autre de la frontière irako-syrienne, Daesh consolide les contours d’un véritable État islamique. Entre la ville syrienne de Palmyre et Ramadi en Irak, l’organisation tire profit du chaos, de l’affaiblissement des régimes et du rôle ambigu de la coalition internationale.

Étrange impuissance de la coalition internationale face à l’avancée de Daesh. Une armada de haute technologie qui dispose de bases d’appui, qui est en mesure de cibler avec précision des sites stratégiques, de stopper des convois, d’anéantir des unités en évolution, ne parvient même pas à freiner la déferlante des djihadistes. Il n’aura fallu que 8 jours à ces derniers pour s’emparer, le 17 mai, de la ville stratégique irakienne de Ramadi. Washington n’a « rien fait » pour sauver la ville, a accusé le chef des opérations extérieures iraniennes, le général Ghassem Souleimani, cité par l’agence officielle de son pays, l’IRNA. « M. (Barack) Obama, quelle est la distance entre Ramadi et la base Al-Assad, où les avions américains sont basés ? Comment pouvez-vous vous installer là-bas sous prétexte de protéger les Irakiens et ne rien faire ? Ce n’est pas autre chose que d’être complice d’un complot. (…) Pour quelle raison trompent-ils l’opinion publique mondiale en créant des coalitions mensongères pour soi-disant lutter contre Daesh, qui n’est pas réprimé ?» a-t-il martelé. Les frappes ont, en revanche, fait de nombreuses victimes parmi les civils, des «dommages collatéraux ».

Des civils décapités

Quelques jours après, avançant pourtant à découvert dans le désert, les troupes de Daesh pénétraient dans la ville ancestrale de Palmyre. Repoussés dans un premier temps par l’armée de Bachar Al Assad, les djihadistes ont mené des contre-offensives et fini par s’emparer de la base aérienne, de la prison et des bâtiments des services de sécurité syriens, avant de pénétrer sur le site archéologique. La bataille a fait au moins au moins 462 morts, dont de nombreux civils et 217 exécutions, des membres de l’armée, des miliciens et des agents du régime syrien, et aussi 67 civils, dont des femmes et des enfants, décapités, rapporte l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH).

L’armée syrienne est revenue à la charge lundi 25 mai, bombardant les bâtiments stratégiques pour tenter de reprendre Palmyre, dernier verrou en direction de la capitale. Reste que, pour l’instant, «l’État islamique» s’est implanté de part et d’autre de la frontière irako-syrienne. Quelle peut être la prochaine étape de Daesh ? Pourquoi la coalition internationale n’arrive-t-elle pas à neutraliser ces troupes ? N’est-elle pas en réalité sur le point d’entériner l’émergence de l’«EI» dans le cadre d’une recomposition du Moyen-Orient sur des bases confessionnelles ?

La turquie impliquée

Les observateurs interrogés se montrent pour l’heure plutôt réservés au sujet des capacités d’expansion de Daesh sur le territoire syrien. « Palmyre se situe dans la zone désertique du pays. La question est de savoir si les Américains vont se mettre à bombarder avec plus de précision, avec moins de retenue», c’est-à-dire sans crainte «de faire des victimes civiles», note le géo-stratège Gérard Chaliand. «Nous assistons surtout, pour l’instant, à un déchaînement de violence sans précédent dans l’histoire de la région. Mais il est encore difficile de dire comment les choses peuvent évoluer», constate pour sa part l’historien et sociologue Georges Corm, qui insiste sur le rôle de la Turquie, «très impliquée en faveur de Daesh sur le plan logistique». Lina Khatib, directrice du centre Carnegie pour le Moyen-Orient à Beyrouth, estime, quant à elle, que «la stratégie de la coalition qui se fixe comme priorité l’Irak reste dans tous les cas insuffisante». Selon elle, Daesh tire surtout profit de la faiblesse actuelle du régime syrien. Ce dernier tente toutefois de «l’instrumentaliser en essayant de lui donner une ouverture vers le sud du pays, vers Deraa, où il est mis sous pression par l’Armée syrienne libre (ASL)». Bachar Al Assad chercherait dans un premier temps à «sécuriser les zones où résident de nombreux alaouites, Damas et la côte». Les frappes aériennes déclenchées lundi 25mai révèlent toutefois une volonté de contenir l’expansion des troupes islamistes. L’évolution de la situation, tant en Syrie que face à Daesh, reste dans tous les cas «suspendue à la conclusion d’un accord avec l’Iran sur l’énergie», facteur clé d’une entente des Occidentaux et du positionnement de la Russie, conclut la chercheuse.

« Les jeux sont faits »

Ramadi, puis Palmyre… la situation connaît un tournant «catastrophique», jugent de leur côté les membres de l’opposition démocratique syrienne, en exil. «La quasi-totalité de la banlieue de Damas est déjà prise par l’organisation “l’Armée de l’Islam”, dirigée par Zahran Allouche avec le soutien financier de la Turquie et du Qatar, et Daesh est même présent dans certains quartiers de Damas», rappelle Samir Atia, universitaire et membre du Forum de l’appel national. Il insiste sur la «convergence idéologique» entre l’«EI» et les autres organisations, notamment Jabhat Al Nosra, qui contrôle 25 % du territoire. Un contexte «cauchemardesque», dont la responsabilité incombe en premier lieu au «monde occidental, qui reste silencieux devant les flux d’armes et de combattants passant par la Turquie et qui continuent à doper les capacités de Daesh». Celui-ci étant par ailleurs très organisé et bien outillé avec la présence aux côtés de ses dirigeants d’anciens membres des services secrets irakiens. La France, selon Samir Atia, a joué un rôle «particulièrement néfaste en apportant un soutien aux milices d’Al Nosra» (voir dans l’« HD » 462 l’article « Pendant la guerre, les affaires prospèrent »). En voulant renverser Bachar Al Assad, on a finalement déclenché un engrenage qui profite à présent aux mouvements armés islamistes sur le terrain et à l’implantation de l’«EI». «Les bombardements des États-Unis ont visiblement pour objectif de fixer ses futures frontières», considère pour sa part Mohamed Makhlouf, également membre de l’opposition démocratique syrienne  et universitaire en exil. Selon lui, dans la réalité, les jeux sont faits, car «l’“EI” contrôle 50% de la Syrie et 30% de l’Irak».

La géostratégie, un jeu d’apprentis sorciers

La recomposition du Moyen-Orient sur des bases confessionnelles serait-elle bel et bien engagée ? Il est sans doute encore trop tôt pour soutenir une telle hypothèse. Reste que «le temps militaire est plus rapide que le temps politique», fait remarquer l’opposant syrien Samir Atia. Et en attendant que des issues soient enfin trouvées au chaos régional, les populations civiles, cruellement saignées et déracinées, sont désespérément piégées dans l’horreur de la guerre au quotidien. «La géostratégie peut souvent devenir un jeu d’apprentis sorciers», remarque fort justement Georges Corm. Et l’histoire retiendra sans doute que les Occidentaux, avec la complicité de la Turquie et des pays du Golfe, ont ouvert une voie royale à la barbarie.

Source: Humanité Dimanche