parti trop tôt, Malek Chebel laisse un vide qui va être exploité par des charlatans... (DR)

L’anthropologue Malek Chebel est mort, emportant son rêve d'un 'Islam des lumières"

L’anthropologue, auteur de nombreux ouvrages sur l’Islam et qui travaillait inlassablement à faire la lumière sur les réflexions et analyses constructives autour de cette religion aujourd’hui otages d’apprentis sorciers forts d’innombrables bataillons de criminels, a disparu un jour d’automne, le 12 du mois de novembre. Mediaterranee publie l’entretien qu’il a accordé au quotidien l’Humanité aux lendemains des attentats du 13 novembre 2015.

Pensez-vous que ce drame va relancer le débat interne à l’islam ?

Malek Chebel Cet événement, tragique et inaugural, ouvre une perspective de débat théologique de grande envergure, d’autant plus importante que ce débat a été jusqu’ici inexistant. Il est grand temps qu’il puisse s’ouvrir sur des bases méthodologiques et sémantiques claires. Son enjeu est un dépassement. Il s’agit de dépasser une situation bloquée depuis des siècles ! Il est temps de sortir l’islam de l’immobilisme, pour pouvoir créer avec la modernité et se retrouver vis-à-vis d’autrui dans de bonnes conditions. C’est pour nous un appel dense à une vigilance épistémologique forte. Nous serons noyés si nous restons immobiles. C’est une invitation au mouvement, à la réflexion, voire à l’autoréflexion.

Les terroristes disent agir au nom du Coran. Comment réagissez-vous à cette assertion ?

Malek Chebel Ce que je constate, c’est que ces assassins sont manipulés par des commanditaires, des doctrinaires, des idéologues à l’autre bout du monde qui n’ouvrent pas de livres. Leur échappent totalement le discursif, l’interprétatif, la dimension critique, structurante, qui est une ode à la joie qui nous permet de comprendre, de nous dépasser, de nous transcender, de nous étheraliser. Parmi ceux qui ouvrent les livres, se trouvent aussi ceux qui appliquent bêtement, sans hauteur critique, sans intervention de la pensée humaine. Il y a, par contre, ceux qui introduisent la dimension interprétative, intellectuelle, épistémologique, la dimension de l’objet critique, de la prise en charge et de la reformulation d’un texte. Une lecture qui n’a rien à voir avec celle de l’imam ou du théologien archaïque, de l’idéologue qui applique bêtement sans ouvrir les yeux sur la réalité contemporaine. Il y a enfin le domaine de l’herméneutique, qui modifie aussi bien le rapport à la réalité que le rapport à l’autre. Je pense que nul ne fera l’économie en islam, pour les musulmans comme pour les non-musulmans, de l’émergence de l’individu. Nous manquons cruellement de cette dimension décisive, qu’il faut élargir à l’ensemble des sciences humaines. C’est l’irruption de ces sciences – histoire, anthropologie, psychanalyse… – dans les sciences divines comme entité explicative qui va permettre le réveil de la dimension lumineuse de l’islam. La théologie musulmane était aveugle dès lors qu’elle était privée de sa dimension humaine.

Comment concilier une approche critique du fanatisme religieux et le respect de la foi des croyants ?

Malek Chebel L’islam est travaillé par des forces contradictoires. Celles représentant la stagnation et le conservatisme sont extrêmement développées et coriaces. Elles font référence au passé et se conjuguent avec une tyrannie au niveau politique. Tous les régimes obsédés par la puissance physique et la violence se marient très bien avec les théologiens nécrophiles qui maintiennent la situation en l’état sans rien y toucher. Cette dimension est traversée elle-même par une plus ancienne, récurrente, qui vise à saper le conservatisme musulman par des théories nouvelles, par l’émergence de libres-penseurs, d’ismaéliens, de chrétiens dans le cadre du monde arabe, de gens qui cherchent à introduire le rire, la dérision, la perversion, la beauté, la pensée, l’anthropologie, le marxisme. À différentes périodes, ces minorités ont travaillé à ouvrir les yeux et à élargir le champ de l’entendement des musulmans. J’ai été nourri par ces deux influences, l’une mortifère, thanatos, qui s’est exprimée récemment, et l’autre puissance de l’éros, figure de transgression, de translation du beau et du meilleur. J’ai trouvé cette double filiation dans la tradition arabe.

La société civile semble avoir rejeté majoritairement la confusion entre islam et islamistes. Des élus de droite ont pourtant osé reprocher aux musulmans d’avoir insuffisamment condamné les crimes récents. Qu’en pensez-vous ?

Malek Chebel Cette réaction est obscène. Face au drame, il y a une puissance transfigurante : c’est le silence. Le silence des musulmans était éloquent. On peut faire parler le silence. C’était une réponse puissante, destructrice, radicale, frontale. Sinon, c’était se placer dans l’illusion d’un dialogue de sourds. Les musulmans ne se considèrent pas comme uniquement des croyants. Ils ne perçoivent pas le drame récent comme un événement les convoquant en tant que croyants en particulier mais s’adressant à leur être à part entière. Les réduire à l’être croyant qu’ils sont par ailleurs sans tenir compte de leur complexité, de leur imaginaire et de leur attachement symbolique à cette nation, c’est faire offense à l’histoire récente et même à leur statut de citoyen. Ces personnes sont d’abord des citoyens à part entière. Je suis persuadé qu’il y a parmi les victimes des citoyens musulmans. Dans cette aporie, il ne faut pas oublier que deux tiers des soldats français et des gens qui assurent la sécurité de la France sont des Arabes, d’origine musulmane. On les trouve même devant les synagogues. À hauteur d’homme, cette tragédie est celle de l’homme dans sa dimension universelle. On peut lui appliquer toutes les focales possibles. Ne tombons pas dans le primitivisme d’une pensée obsolète qui partage le monde entre bons et méchants, entre purs et impurs.

Quelles sont les pistes possibles pour contenir d’éventuelles radicalisations ?

Malek Chebel Nous manquons d’une méthodologie simple, à savoir quels sont nos buts communs. Qu’est-ce qui nous unit dans la lutte, dans le bonheur comme dans le malheur, sans faux-semblants. Une instance de penseurs, de porteurs de voix pourrait établir les trois ou quatre points d’horizon vers lesquels nous tendons tous, en tant que citoyens d’un même pays. Il faut rappeler avec force que la culture, dans sa diversité, dans sa polyphonie – c’est-à-dire le débat, la réflexion, le dialogue, la confrontation pacifique, le recours à la loi et à la foi –, doit être notre instrument de travail. D’autre part, les musulmans ne feront pas l’économie d’une réorganisation sérieuse de leur système de pensée et d’attitude. Ils sont croyants dans un pays laïc. Il nous faut nous écouter et nous comprendre. Pour ce faire, ces gens doivent être considérés comme des citoyens à part entière, accessoirement des croyants. La citoyenneté est le lien viscéral qui nous unit tous.

Entretien réalisé par 
Nicolas Dutent et dany stive