Idir. L’orfèvre s’en est allé !

Par Smail Dechir

Quand un matin d’hiver 73, la radio kabyle diffusa une chanson -parmi tant d’autres -intitulée Vava Inouva, l’adolescent que j’étais essaya de deviner la tronche de cet « énième » vieux qui s’immisça sans sommation dans nos foyers. En ces années de socialisme triomphant et de tiers-mondisme agissant, les jeunes s’éveillaient aux airs modernes, aux accords et aux arpèges exécutés à qui mieux mieux..

Notre premier choc musical à nous autres qui avions pour référence Gerard Lenormand, Demis Roussos et Adamo ( on ne va pas s’intéresser à tout juste15 ans à Ferrat et Brel!), ce fut Nourredine Chenoud, sa tignasse, sa guitare et son harmonica . Avec la chanson « chenoud hamlaghkem »,diffusée à la télé, on s’était dit : voilà enfin quelqu’un qui va faire plus pour l’abrogation du code de l’indigénat en prouvant que dans ces contrées ensoleillées et ces montagnes cerclées de neige, qu’on sait aussi bien jouer de la guitare que les chanteurs yéyé de l’hexagone .

Quelques semaines après l’avoir vu à la télé, quelques trimestres après avoir dégusté jusqu’à plus soif « mara dyoughal « de Djamel Allam, voila un troisième larron qui vient sans crier gare annoncer une nouvelle ère de la chanson kabyle moderne. On n’a pas encore vu à l’écran Idir et mon grand frère faisait le pari que l’interprète de « vava inouva », ne peut être, le mystère de la diffusion radiophonique aidant, qu’un homme au physique crépusculaire, le contemporain du dinosaure Taleb Rabah, quoi, emmitouflé tous les jours que Dieu fait dans un burnous lourd comme les conditions climatiques de la kabylie en hiver, pesant comme les traditions ancestrales qui régentent le mode de vie dans les villages haut- perchés, nous qui habitions la ville, qui avons l’électricité et l’eau courante!

Et voilà qu’un jeune homme avec pantalon patte d’éléphant et lunettes serties d’enthousiasme, apparait sur un écran « Chabane Electronic ». Et il est jeune, et il est étudiant en géologie, et il maitrise la guitare comme Bob Dylan!. Nous qui jouions au foot deux fois par semaine, rêvions d’épater oncles et contribules par notre dextérité dans les dribbles et les « coups de ciseaux », nous nous sommes mis à apprendre Vava Inouva, et c’est à qui subjuguera l’assistance en exécutant au mieux des accords en do majeur et fa dièse.

Idir nous a rendu fiers, nous qui vivions par procuration les peines de coeur des uns et des autres, les accidents de vie et la mélancolie du présent qui déchante. Dans un pays qui n’en finissait pas de se construire, avec des plans quinquennaux et des constantes nationales figées, on avait oublié d’intégrer dans le programme d’édification nationale que « vivre, c’est loisir un peu! ».

Cette fierté, Idir s’en est chargé en remplissant les salles, de Londres à Stockholm, de Paris à Madrid.le monde entier fredonne la première chanson d’Idir, reprise en 13 langues, et encore: le chiffre date un peu.Tout ce que le monde francophone compte comme chanteurs, s’est rapproché d’Idir, qui pour un duo, qui pour une participation à un album. Même Charles Aznavour à son couchant s’est mis au kabyle.!

Idir vient de partir mais combien de générations vont encore fredonner ses berceuses, ses mélodies , combien vont danser sur « zwits arouits?.

Cette carrière menée tambour battant n’occulte pas le parcours d’un homme de conviction, qui s’est tant battu pour que sa langue maternelle soit reconnue. « Je ne vais quand même pas m’excuser de descendre de ceux qui ont été les premiers à habiter ce pays », rétorquera t’il à ceux qui sont dans le déni identitaire personnifié par la phrase péremptoire de Ben Badis; »le peuple algérien est musulman; à l’arabité il appartient ».

Tiens donc! .Cette vision a servi de viatique à un système de gouvernance qui a montré ses limites et ses intolérances. Le Hirak, ce fabuleux mouvement qui n’a pas encore dit son dernier mot a été adoubé par Idir dès son déclenchement. Las, une méchante maladie l’empêchera de vivre l’Algérie qui adviendra..

L’homme a été de tout temps abordable et avenant. 40 ans après Vava Inouva, Idir, voyant son cordonnier trop affairé, lui lance : « à la semelle prochaine! ». Idir, c’est ça: une oeuvre non biodégradable, un homme sans chichi, et un symbole.