les dates anniversaires sont là pour ramener du monde d’en bas des macchabées trop vite enterrés sans sépulture ni oraison funèbre... (DR)

Et si la guerre d'Algérie ne s'était pas terminée en 1962 ?

Par Hafida SEKLAOUI

On pourrait penser en avoir fini avec la guerre d’Algérie, il y a déjà cinquante ans. Mais voilà, les dates anniversaires sont là pour ramener du monde d’en bas des macchabées trop vite enterrés sans sépulture ni oraison funèbre. Violemment congédiés, ils opèrent un retour par effraction dans le monde d’en haut. C’est justement cette chose furtive, douloureuse et scandaleuse, longtemps contrainte au silence que Claire Tencin a extrait de l’oublie le temps d’un roman : « Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul ». Suivi de l'interview de l'auteure.

En 1962, la guerre se termine en Algérie. Les soldats français, souvent jeunes, rentrent au pays, se marient, fondent une famille et s’installent dans le silence. Ainsi va du héros de Claire Tencin. De cette guerre, il n’a rien pu dire. Les nuits, il hurle dans son sommeil, le jour, il est sur ses gardes de peur de voir surgir, là, dans sa cuisine, dans ses toilettes, un « fellaga ».

Et puis un jour, au coin de la table, ça sort : « Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul. »

C’est en mai dernier que ce roman est sorti. Pourtant, malgré sa force de frappe reconnue par le milieu universitaire (il est au programme cette année de l’université de Pantoise), il n'a été repris par aucun média, en dehors de la revue ContreTemps.

Ce récit, qui écorne fortement l’image du père dont il donne à voir le côté mortifère projetant à l’extérieur une haine impuissante, pose cette question de la transmission d’une mémoire désavouée : qu’est-ce qu’être un héros ou ne pas l’être en temps de guerre ?

Les effets pervers du déni de l'histoire...

Mais surtout, il s'attaque sans détour, ni fausse pudeur à un grand tabou. Depuis cinquante ans, on martèle sans relâche que l'indépendance de l'Algérie a été gagnée uniquement sur le plan politique, la France ayant l'avantage militaire. Cependant, ce petit roman de 108 pages vient jeter le trouble.

Par des mots intrépides, jetés à la conscience du lecteur tels des projectiles, il laisse entrevoir la défaite effective de l'armée française dont les soldats, laminés psychologiquement par une guerre qui leur semble de plus en plus insensée et par une résistance sanglante, perdent pied et se laissent gagner peu à peu par la terreur et la honte.

Ecrit dans un style particulier, à la fois cinglant par sa liberté de ton et romantique par une espérance vaine, ce récit raconte comment la guerre d'Algérie a continué de sévir dans des familles françaises bien au delà de 1962, occasionnant ainsi des dégâts sur toute une génération. Des dégâts qui seraient autant de reconnaissances, avant la reconnaissance officielle de la guerre d'Algérie par la France en 1999. Cependant, cette reconnaissance tardive n’a pas suffit à endiguer les effets pervers du déni de l’histoire. Preuve en est, le récent bras d’honneur de Gérard Longuet qui, bien malgré lui, vient confirmer ce redoutable retour du refoulé.

"Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul", par Claire Tencin, édition du relief, 108 pr: 12 euros.

Entretien

Nous sommes réunies aujourd’hui autour de ton roman: «Je suis un héros, j’ai jamais tué un bougnoul». Comment en tant que jeune auteure as-tu pu assumer jusqu’au bout ce titre coup de poing sans ignorer la résistance que le mot «bougnoul» ne manquera pas de susciter du côté algérien et peut être même du côté français ?

Claire Tencin:Les Français, peut-être plus que les Algériens, pourraient être affectés par ce mot. Parce ce que « bougnoul » rappelle ce qu’il y a d’inhumain dans le passé colonial français et dans notre société actuelle, où il circule encore. Cette phrase du titre ne m’appartient pas, je l’ai réellement entendue à un repas dominical en province. J’ai choisi après beaucoup d’hésitation d’en faire le titre parce que je la trouve aussi violente que poétique dans son paradoxe qui est celui que pose toute guerre. Le livre s’interroge sur ce qu’est un héros. Est-ce celui qui est fier d’avoir accompli son devoir ? Ou est-ce celui qui a résisté à ce permis de tuer ou qui a refoulé cet ultime geste? Cette phrase, je l’ai entendue comme un cri venu percer le silence de mon père.

Dans le texte, la voix de la narratrice se mêle à celle du père et, du coup, il s’en dégage un malaise, comment tu l’expliques ?

Certes, le texte répond à une forme narrative un peu étrange. Il m’est sorti du corps en vrac. J’ai mis quinze jours pour l’écrire. Il y a comme une voix qui a voulu s’exprimer et qui a usé de mon corps pour y parvenir. D’ailleurs, ce n’est peut-être pas moi qui m’exprime. Ce n’est pas tout à fait un « je » qui a pris la parole pour dire. Ce « nous » qui veut dire, s’est posé la question de « comment dire » ? Comment dire, en effet, sinon, avec les mots qu’on ne veut pas dire ?

Est-ce un combat, ce texte, pour toi ?

Non pas un combat, c’est un danger, une prise de risque, dont je n’ai pas mesuré l’ampleur. J’interroge un lieu resté trop longtemps tabou, devenu interdit, par tant d’années de silence. J’interroge dans une langue avec la contrainte de taille, celle de projeter et d’inventer des mots qu’on n’a pas dits. Peut-être que ce texte était sur le bout de ma langue toute ma vie et puis un jour, il s’est échappé.

Un peu comme un déserteur ?

Oui, il s’est échappé avec fluidité et nécessité, comme s’il avait pris tout son temps pour s’exécuter. Mais il faut savoir qu’il a pu sortir de cette façon aussi après la mort de mon père, qui lui même, comme le héros, a été un engagé en Algérie pendant la guerre.

Le silence du père, n’était-il pas déjà en lui même une mort pour toi ?

C’est une sorte de paradoxe, maintenant, que le père a été mis sous un silence définitif, inéluctable imposé par la mort, j’ai senti la nécessité de ressusciter sa parole, ou à défaut, de lui restituer le pouvoir de dire ce qu’il a tu pendant quarante ans.

À ton avis, a t-il choisi sciemment de se taire ?

Non, je ne crois pas que les soldats aient choisi de ne pas dire. A mon sens, ils n’avaient pas les mots pour dire cette guerre. Finalement, savaient-ils seulement ce qu’il y avait à en dire ?

Cette parole qui n’a pas trouvé de mots pour être dite au bon moment, et qui a dû emprunter ta langue pour s’exprimer plus de cinquante ans après, t’a t’elle dépossédée de toi même?

Au contraire, elle ne m’a pas dépossédée de moi, elle m’a rendue à moi. Au moment où cette parole s’est exprimée, j’ai senti que j’étais dans un rapport juste avec moi même, de là d’où je viens, avec cette histoire de l’Algérie. Dès ma naissance, mon existence s’est construite avec la guerre d’Algérie et notamment avec le silence qui a entouré cette guerre perpétuelle à la maison dont on ne sentait qu’une présence cacophonique.

Beaucoup de personnes ont été surprises par le ton du récit et certains lecteurs l’ont trouvé « brutal ». Qu’en penses-tu ?

Oui, c’est un coup de poing dans la gueule. Un geste sans doute plus inattendu que brutal. Mais que le texte soit brutal ou non, ce n’est pas la question. Pour moi, la question du langage est primordiale dans la décision d’écrire : je dirais que le récit est sous-jacent à la langue qui le transporte. Peut-être aussi parce que je suis une femme et que j’ai conscience que la parole d’une femme ne va pas de soi en littérature comme dans le monde politique. Notre langue porte en elle sa brutalité, qui pour moi ne doit en aucune façon être éludée dans la littérature. Au contraire, la littérature doit circuler sur des territoires périphériques, là où on a encore peur de s’aventurer, comme celle de la figure paternelle.

La littérature doit monter à cru sur les mots. Dans ce récit, les mots sont crus, car l’univers que j’évoque n’a pas les moyens de s’embarrasser d’explications, ni de précautions. Je tripote le langage dans ses retranchements, le mot « bougnoul » suffit à dire une réalité qui n’a pas besoin d’être justifiée. La langue innerve toute la société comme la circulation sanguine du corps humain. Elle bat la mesure de l’humain et du mode de pensée auquel l’individu appartient. Donc, pour en revenir à ta question, mon langage n’est pas brutal, il est perçu comme brutal. C’est tout à fait différent.

En Algérie, au lendemain de l’indépendance, toute une génération a été aliénée par un discours redondant qui a imposé le FLN comme l’unique héros de la guerre et donc le seul légitime du pouvoir. Ce discours a produit un effet pervers sur la population, qui a du mal à s’approprier cette histoire et le combat politique. La France, en choisissant de traiter cette histoire par le déni, n’a t-elle pas de son côté entretenue une guerre sans fin?

J’ai l’impression qu’en France, pour des raisons historiques évidentes, notamment mai 68, on n’a pas voulu s’interroger sur le passé immédiat, c’est à dire la fin de l’Empire Français. Mai 68 est arrivé avec un grand mouvement d’euphorie, de libéralisation des mœurs, d’émancipation des femmes, d’une nouvelle donne politique. Et l’Algérie qui a fini dans un drame innommable symbolise ce passé colonial. On a préféré l’escamoter et mettre dans un placard ses cadavres et ses rancœurs. Les trois départements français d’Algérie représentent une perte non seulement territoriale, mais surtout une perte affective irréparable pour la France et une partie de sa population. C’est aussi le symptôme d’un échec idéologique et politique, celui de la mission civilisatrice de la France.

Est ce qu’on peut dire aujourd’hui que mai 68 a été une occasion de construire réellement une France nouvelle ?

Je ne sais pas, ce dont je peux parler, c’est que mai 68 a dansé sur les cadavres du monde colonial. Et pas seulement les cadavres de l’Algérie, mais sur tous les autres, ceux d’Indochine aussi. Enfin, tous les cadavres de plus de deux siècles de colonisation. Il y a eu un silence qui s’est installé dans les familles et au niveau de l’Etat aussi, comme j’en parle dans mon livre. Les soldats se sont tus au sein de leur famille, pour oublier et continuer à vivre, mais surtout, l’Etat les a ignorés, cet Etat qui n’a même pas voulu nommer cette guerre, qui a ignoré si longtemps la torture, les condamnés à mort, les dégâts causés par les essais nucléaires de 1962 dans le Sahara. Toute ma génération est née dans le silence. Cette année encore avec le Cinquantenaire, je ne suis pas certaine qu’on aborde vraiment le sujet, c’est à dire la nature des liens que nous pouvons nouer avec un peuple qui a été asservi à la France pendant un siècle et demi. Le discours de Michel Onfray à Alger en août 2012 reprend à son compte tous les stéréotypes culturels hérités du colonialisme et cela avec l’arrogance maladroite d’un Maître, de celui qui sait. Notamment sur Camus, dont il veut déposséder les Algériens incapables de comprendre un écrivain d’une envergure aussi magistrale. Sous-entendu ignares ?

Lors de la présentation de ton bouquin, à un moment donné tu dis : « ce n’est pas un livre sur la guerre d’Algérie », dans ce cas là, en quoi concerne t-il le public algérien que tu voudrais pourtant toucher ?

C’est vrai, bien que le récit évoque en creux la guerre d’Algérie, ce n’est pas un livre sur cette guerre. Le propos évoque le fait qu’une guerre occultée, qui a eu lieu loin de la métropole s’invite dans les foyers français après coup. Même quand j’évoque la torture, j’en parle en tant qu’une réminiscence ressurgie dans les familles, qui s’est manifestée à travers une angoisse omniprésente, des cauchemars récurrents, une culpabilité pesante du père. Les pères ont rapporté leur honte, leur trouille, c’est ça que je raconte dans mon livre. Il n’y a pas de jugement là-dessus, je ne peux pas à mon échelle juger des atrocités qui ont été subies à la fois dans la partie algérienne et la partie française. Ce que je tente d’exprimer, c’est ce que ces hommes abîmés nous ont ramené dans ce silence cacophonique. C’était un silence plein de bruit, de coup de feux, de frayeurs, de hurlements, de fellaghas planqués dans la cuisine, dans les toilettes… C’est de tout cela dont je veux parler dans mon livre, de tous ces bruits qui n’étaient pas verbalisés.

Peut-on comparer la souffrance de deux peuples pour autant ?

En effet, on ne peut pas comparer la douleur des Algériens avec celle des Français, c’est pour cela que ce n’est pas un livre sur cette guerre. Dans mon récit, je tente d’expliquer comment nous, Français, enfants héritiers de ces soldas nous avons aussi subi des dommages collatéraux, comme les Algériens, mais sur un autre plan. Au début, quand je raconte la chronique d’une petite ville française, avec cette famille algérienne qui tenait l’unique bistrot du quartier où tout le monde se réunissait, Algériens comme Français, je pose la question : qu’est-ce qui se passe quand des enfants de Français rencontrent des enfants d’Algériens ? On ne parlait pas de cette guerre entre nous, mais, on le savait dans l’intime, que quelque chose de tragique avait eu lieu entre nos deux peuples. Nous enfants, on corrigeait, on réparait, on essayait de créer une paix, mais une paix provisoire, précaire, parce que la colère des adultes revenait souvent exploser dans ce rapport fragile.

Penses-tu que c’est ce silence qui rend la rencontre impossible ?

Non, je ne pense pas que la rencontre soit impossible, elle est incompréhensible. J’essaie de décrire un soldat engagé - sans engagement d’ailleurs, un prototype qui réunit tous les symptômes engendrés par la guerre. Il a construit le déni et le silence et les a transmis à ses enfants involontairement. Ce texte peut intéresser les Algériens dans le sens où il leur permet de prendre conscience que ça été un drame aussi pour nous et que nous avons souffert à travers la souffrance de nos pères. J’ai toujours été liée à l’Algérie pour des raisons que je ne m’explique pas, mais sans doute, je voulais réparer cette fêlure qu’il y a entre nos deux peuples.

Propos recueillis par Hafida Seklaoui