c’était le 11 février 1996 quand une bombe a soufflé le siège, emportant trois de nos confrères et nombre d’autres citoyens anonymes... (DR)

Elle a détruit le siège du Soir d’Algérie, tué 3 journalistes et de nombreux citoyens… Il y a vingt ans, la bombe

Il y a vingt ans, un terrible attentat terroriste avait ciblé notre journal. C’était le 11 février 1996 quand une bombe a soufflé le siège, emportant trois de nos confrères et nombre d’autres citoyens anonymes qui avaient la malchance d’être au mauvais moment et au mauvais endroit, la rue Hassiba-Ben-Bouali qui longe la Maison de la Presse Tahar Djaout à Alger. Vingt ans après, donc, les souvenirs douloureux de cette sombre journée ramadhanesque sont toujours vivaces parmi le personnel du journal, certes grandement renouvelé depuis, car, pour les gens de la presse, il n’est pas question d’oublier et de passer l’éponge sur cet épisode.
A l’occasion, des rescapés et des témoins de cette tragédie ont bien voulu apporter leurs témoignages, pour nous replonger dans l’ambiance macabre de cette journée funeste et cultiver un esprit de mémoire pas du goût de certains esprits oublieux.


Naïma Yachir, journaliste au Soir d’Algérie : «C’était le chaos»
«Ce ne sont pas de très bons souvenirs tant ils sont là, toujours présents. Je me rappelle que ce matin-là, en plein mois de Ramadhan, le ciel était gris et très chargé. Je n ai pas été au journal, car chef de rubrique Société, j’avais remis les pages du jour et je ne suis rentrée qu’en début d’après-midi. Je me rappelle que j’étais dans la salle de rédaction, en train de corriger les morasses à une heure du départ vers Sidi Fredj, où nous étions logés. A ce moment-là, Allaoua, le directeur de rédaction du journal, était venu me demander la remise impérative d’un papier qui devait paraître le lendemain, Il m’a un tout petit peu bousculée, lui demandant de m’accorder tout juste cinq minutes, le temps d’aller à la correction pour les ultimes correctifs. Juste après, il était allé vérifier le télex et Hamdane, un monteur du journal, que Dieu ait son âme, a eu juste le temps de lire les pages que je venais de lui remettre lorsque nous entendîmes la déflagration. C’était le noir le plus total, que je n’ai jamais vu de ma vie. Nous ne nous voyions plus et nous avions mal dans les oreilles. Nous ne savions pas ce qui venait de se passer, si c’était une bombe, ou autre chose. Nous voulions sortir mais nous ne retrouvions plus la sortie tellement tout était noir. Nous avons été un peu bousculés avant de nous retrouver dehors et là, nous n’avions pas vu les murs qui étaient par terre, c’était du noir, de la fumée incroyable. D’ailleurs, nous toussions et nous arrivions péniblement à respirer. Nous voyions les gens courir dans tous les sens, et nous commencions à entendre les sirènes et puis nos collègues de la Maison de la Presse commençaient à venir. Je me souviens que Ahmed Anser d’El Watan était venu à ma rencontre et était pétrifié de me voir le visage tout noir, de la poussière et de la poudre sur tout mon corps. Puis après, je rebroussais chemin pour voir mes collègues. Et là j’ai vu les deux corps, ceux de Derraza et Dorbane dont on avait recouvert le visage ensanglanté avec un journal. Je me rappelle qu’on ne m’a pas laissé entrer et qu’un journaliste dont je ne me rappelle plus le nom et qui est actuellement en France, m’a fait sortir et m’a informée qu’il s’agissait d’une bombe. Il y avait là mes collègues, entre autres Toumiat et Nacer qui n’arrivaient pas à sortir du siège tant ils n’arrivaient pas à ouvrir les portes, d’autres qui étaient par terre. Après, c’était le chaos, horrible et on commençait à chercher après Allaoua Aït-Mébarek et Mounir Abi, ainsi que d’autres confrères. La standardiste Safia a été blessée. De l’autre côté, la police a interdit l’accès à tous les parents, les amis qui venaient pour avoir des nouvelles. Je me rappelle que la femme de Badreddine Manaâ, Soraya, suppliait les policiers de la laisser entrer en leur disant qu’elle était journaliste du Soir, et qu’elle voulait voir ses collègues de travail, mais en vain. Et à ma vue, elle m’a prise dans ses bras et m’a embrassée de toutes ses forces. Je lui ai dit que je n’avais pas vu Allaoua et que Derraza et Dorbane étaient morts. Nous avons alors éclaté en sanglots. Nous n’avons retrouvé Allaoua que le soir sous les décombres alors que Abi un peu plus tôt avant de l’évacuer à l’hôpital, tout méconnaissable.»
 

Ali Guissem, El Watan : «Nous croyions que c’était une éternité entre le souffle et la déflagration»
«C’était un jour de Ramadhan, on était sur le moment de partir à Sidi Fredj où nombre de journalistes étaient logés. On était pratiquement tous dans la cour de la Maison de la Presse Tahar-Djaout, chacun était affairé à faire les ultimes achats de la journée.
A un moment, j’étais allé chercher mes bagages et comme j’avais une voiture et souvent, je ne partais pas seul, je prenais avec moi un collègue. Tous les journalistes prenaient de l’eau dans des jerricans, celle de Sidi Fredj n’était pas bonne. A mon retour à mon bureau, au dernier étage du bâtiment central de la Maison de la Presse, et à peine arrivé, j’ai croisé le caricaturiste Maz. Nous allions sortir ensemble, et dans les escaliers, nous entendions de loin un bruit de verre, un souffle et puis la détonation quelques instants après. Mais nous croyions que c’était une éternité entre le souffle et la déflagration. Nous ne savions pas de quoi il s’agissait exactement. Nous étions certes dans le bain des actes terroristes quotidiens tant il y avait presque chaque jour des bombes dans les rues d’Alger, mais nous ne nous attendions pas qu’il y ait une bombe dans la Maison de la Presse. Donc, nous avons pris du temps pour comprendre ce qui venait de se passer. Nous voulions savoir peu après le lieu de l’explosion et chacun courait dans son bureau pour voir. Et c’est à cet instant que nous nous apercevions qu’un morceau de mur de notre siège s’était complètement détaché de la bâtisse et était tombé sur la tête de Smaïl, un chauffeur du journal. Nous ne savions pas si d’autres bombes allaient exploser. Nous étions entre la vie et la mort.
Passé le moment de panique et de peur, nous étions descendus dans la cour pour voir où s’est passée l’explosion. Nous apercevions un journaliste d’Alger Républicain qui sortait des sanitaires, plein de poussière et dont nous ne voyions que les yeux
Nous apprenions peu après que la bombe avait explosé juste derrière le journal Le Soir d’Algérie. Et comme par hasard, ce jour-là, nous discutions avec le défunt Allaoua Aït-Mébarek qui en était le directeur de la rédaction. Il nous avait habitués à une blague au quotidien et avait toujours une chanson d’Aït-Menguellet dans la bouche. C’était quelqu’un de très estimé car il avait une pointe d’humour. Je me suis alors mis, comme tout le monde, à évacuer les blessés vers l’hôpital. Et ce n’est qu’après que les informations commençaient à nous parvenir. Une image qui avait retenu mon attention : Amina, une ex-judoka, et une autre jeune fille du service de secrétariat de rédaction de notre journal qui récitaient la Fatiha pour les nombreuses victimes des passagers du bus, sur la rue Hassiba-Ben-Bouali, qui longe la Maison de la Presse. Il y avait un carnage dans ce bus qui était de passage au moment de l’explosion. Et puis, nous apprenions la terrible nouvelle, le décès de Allaoua, de Dorbhan et de Derraza.»

Saïd Rabia, journaliste à El Watan : «Ce qui est terrible, vingt ans après, c’est qu’on a la mémoire courte»
«C’est un jour terrible, dramatique, pas uniquement pour la presse mais pour les gens qui étaient sur place, dans les environs parce qu’en plus des trois journalistes décédés et des blessés parmi la corporation, il y a eu de nombreux morts et de blessés, parmi notamment les passagers du bus qui passait là, tout près de la Maison de la Presse. J’étais, au moment des faits, journaliste au défunt quotidien L’Opinion, en train de rédiger un reportage sur une bombe qui a explosé au siège de la mairie de Bab-el-Oued, à Alger.
Nous n’avions pas entendu la déflagration, mais juste le souffle de la bombe qui passait à côté mais nous avions de la chance car le siège de notre journal était juste à côté de celui du Soir d’Algérie qui était en préfabriqué. J’imagine que s’il était en dur, l’édifice aurait cédé devant la force et la puissance de la déflagration.
Allaoua Aït-Mébarek, directeur de la rédaction du Soir d’Algérie, était, quelques instants avant l’explosion, avec nous dans les locaux de notre journal. Je me rappelle qu’à son départ pour rejoindre son journal, il nous promettait de revenir quelques instants après. Il était à peu près 14h45, 15h quand la bombe a explosé et il avait la malchance d’être au mauvais endroit et au mauvais moment. C’était la panique générale. En plus des journalistes morts, il y a eu beaucoup de blessés parmi le personnel du Soir d’Algérie, et un carnage sur la rue Hassiba-Ben-Bouali. C’est terrible de revoir le film de ce drame, de cette tragédie parmi d’autres que les Algériens ont eu à endurer à cette époque. C’était leur lot quotidien et tout le monde était exposé au risque fort d’y laisser sa vie quelque part et ce jour-là autour du Soir d’Algérie.
De retour de l’hôpital pour une blessure pas méchante, nous passions le temps à la recherche des victimes et je me rappelle que vers 20h, on cherchait encore le corps de Allaoua sous les décombres, qu’on a retrouvé à l’extérieur du siège et qu’on a reconnu à ses vêtements et ses effets personnels. Lui était juste à deux mètres du véhicule qui portait la bombe, à l’intérieur du siège du journal, en train de surveiller le télex.
Ce qui est terrible de voir, aujourd’hui, vingt ans après, c’est qu’on a la mémoire courte, on a oublié tous ces moments tragiques et on a passé l’éponge comme si de rien n’était. Que c’est douloureux et rageant de passer ces événements tragiques sous silence.»

Propos recueillis par M. Kebci

Allaoua, Djamel et Mohamed, les victimes de l’attentat

Allaoua Aït Mébarek :
«Le directeur de la rédaction, ami de tout le monde»

Allaoua Aït Mébarek était à cette époque le directeur de la rédaction du Soir d’Algérie. Pour le décrire, ses collègues qui l’ont côtoyé ne tarissent pas d’éloges sur lui. Un homme simple, discret avec un sourire légendaire qui ne s’est jamais accroché avec un membre de son équipe. Allaoua raconte-t-on, lorsqu’il veut faire une remarque à un membre de son équipe, il le fait toujours discrètement dans son bureau.
«Amoureux de sa Kabylie, Allaoua avait une attention et un mot gentil pour chacun de nous», se souvient encore Hayet qui n’oublie pas non plus la poignée «énergique de Alloua lorsqu’il touchait la main de ses collègues». Disponible, ami de tout le monde, on disait de lui qu’il avait le don de tout tourner en dérision et le talent de dédramatiser les pires événements. «Sous cette carapace et cette indifférence se cachaient une âme sensible et un cœur d’or», a-t-on écrit sur le défunt au lendemain de l’attentat. Le journal était son univers unique et il se dévouait à cette cause.
Ce qui caractérisait aussi Allaoua Aït-Mébarek et amusait beaucoup l’équipe du journal, c’est cette manie qu’il a de gribouiller les mains de ses collègues. Vingt ans après l’attentat, les journalistes du Soir d’Algérie, évoquent avec émotion, Allaoua, initiateur du premier téléthon algérien, et énième victime de terroristes.
Repose en paix, Allaoua Aït Mébarek, tu as réussi à graver le sourire sur les visages des personnes qui t’ont connu à chaque fois qu’elles parlent de toi et des moments passés avec toi à la rédaction du Soir d’Algérie.

Mohamed Dorbhan :
«L’artiste discret, le chroniqueur jovial»

Mohamed Dorbhan était chroniqueur et caricaturiste au Soir d’Algérie. «Un brave homme et surtout un véritable artiste», disaient de lui les journalistes du Soir d’Algérie l’ayant connu.
Toujours d’humour jovial, dit Naïma Yachir. Une joie de vivre qu’il a gardée jusqu’à ses derniers moments. Dorbane est sorti ce jour-là avec le sourire pour faire les derniers achats de l’Aïd pour ses enfants et il est rentré avec les bras chargés d’une paire de chaussures pour sa fille et du pain brioché, qu’il n’a hélas jamais pu déguster.
Très discret et très observateur, Dorbane, se souvient encore Naïma, faisait à peine bouger ses lèvres sous sa moustache lorsqu’il parlait.
«C’était est un véritable artiste» le résume encore Badreddine Mana. Le chroniqueur de la rubrique «Qelb Ellouz», avait un esprit très vif et rempli d’optimisme.
Un luxe à cette époque où régnait la terreur du terrorisme intégriste.
Nous aurions souhaité te connaître, nous aussi la nouvelle génération des journalistes du Soir d’Algérie, qui aimons tout autant se réunir autour d’une ambiance chaleureuse et familiale au sein de notre rédaction où ton portrait est soigneusement accroché, nous rappelant l’un des hommes qui ont définitivement marqué l’histoire du journal et de l’Algérie.

Djamel Derraza
«Le méticuleux, mordu de mots croisés, responsable de la page détente»

Djamel Derraza s’occupait de la page détente du quotidien. N’ayant pas l’habitude de venir dans les bureaux de celui-ci, Derraza qui habitait Koléa est venu ce jour de Ramadhan pour monter et suivre lui-même le montage de sa page loisirs, pour qu’il n’y ait surtout pas d’erreurs techniques. Car il mettait un point d’honneur à ce que chacune de ses créations artistiques soit parfaite afin qu’elle apporte à ses lecteurs l’occasion d’allier l’utile à l’agréable. Ce qui n’était pas monnaie courante à cette époque là. «Derraza était tout content de nous montrer le nouveau look de sa page», se souvient Naïma qui raconte que le défunt a tardé ce jour là à la rédaction du journal. Ceci en vu de prendre avec ses collègues le transport du personnel vers Zéralda. Une destination qu’il ne rejoindra malheureusement jamais, de son vivant. Pourtant, même étant de nature discrète, Derraza n’a pas manqué de marquer les esprits de ses collègues. Ces derniers s’en souviennent encore.

Salima Akkouche

 

APRÈS VINGT ANS
Les souvenirs restent toujours vivaces

Vingt ans après l’attentat qui a ciblé notre journal le 11 février 1996, et même si les immeubles et les magasins alentour ont changé de look, certains n’existant plus, les images de ce massacre restent, en revanche, gravées dans la mémoire de ceux qui étaient présents sur les lieux. Leurs témoignages restent vivaces dans les esprits.

Rym Nasri - Alger (Le Soir) - C’est avec beaucoup d’émotion que le gérant de l’imprimerie moderne sise 143, rue Hassiba-Ben-Bouali, évoque les souvenirs de ce lundi sanglant. «C’était un après-midi du mois de Ramadhan. Je revenais du marché T’nache et j’ai trouvé mes employés sur le seuil de l’atelier. Je les ai rappelés à l’ordre et ils se sont exécutés. Le temps de rejoindre les machines, une explosion s’est faite entendre. Sur le moment, nous n’avons pas réalisé que c’était une bombe car nos machines en marche faisaient beaucoup de bruit, sans oublier la voie ferrée située juste derrière l’atelier. Il a fallu sortir et voir la fumée qui se répandait pour se rendre compte de l’atrocité de ce qui venait de se passer», témoigne Lokmane Haddad. Qualifiant cet après-midi de «cauchemar», il ajoute : «Nous étions face à des scènes inimaginables. Des personnes déchiquetées en mille morceaux, des voitures incendiées, d’autres renversées, une fumée dense qui montait dans le ciel.» Face à une scène aussi atroce poursuit-il, «mes quatre employés et moi avons couru pour secourir les blessés. Tous les médecins des cabinets privés du quartier sont descendus dans la rue apporter les premiers secours. Tout le monde s’y mettait pour aider les blessés et les évacuer en urgence». Ce gérant se souvient d’une jeune femme, secrétaire dans une imprimerie voisine, qui avait trouvé la mort ce jour là. «Elle travaillait pour un confrère. Au moment de l’explosion, elle rentrait chez elle. Elle habitait dans le quartier des groupes. C’était une fille unique. D’ailleurs, sa mère est morte de chagrin, à peine deux mois après cet attentat», dit-il. Il se remémore aussi d’un vendeur de cacahuètes déchiqueté par la bombe. «C’était un vieil homme qui venait des Eucalyptus. Il s’installait sur les escaliers de la porte du quotidien Le Soir d’Algérie qui donnait sur la rue Hassiba-Ben-Bouali, et vendait des cacahuètes. C’était un chic type que tout le monde appréciait. Même les gens du Soir d’Algérie l’aimaient beaucoup et l’aidaient», dit-il encore.
Lokmane Haddad évoque également son voisin le tourneur qui s’apprêtait à rentrer chez lui. «Il était à côté de sa voiture et il a été brûlé au troisième degré mais fort heureusement, il a survécu», précise-t-il. Les souvenirs de cet après-midi du 11 février 1996 sont gravés à jamais dans la mémoire de Djamila et de sa fille Yasmina. Occupant un petit appartement à quelques mètres du lieu de l’attentat, elles se rappellent du moindre détail de cet après-midi noir. «C’était un jour de Ramadhan. Mes sœurs et moi avions fini de préparer le f’tour et nous nous sommes installées devant la télévision», raconte Yasmina avant d’ajouter : «Soudain, nous avons entendu un bruit assourdissant et notre plafond s’est abattu sur nous. Dans la cuisine, tous les plats préparés étaient pleins de sable et de poussière et toute la vaisselle rangée dans les placards était partie en éclats. Les vitres ont explosé et les volets des fenêtres se sont compétemment envolés.» La septuagénaire et ses trois filles ne comprenaient pas ce qui se passait. «Nous avons commencé à crier et à pleurer. A aucun moment, nous n’avons pensé à un attentat à la bombe», poursuit Yasmina. La mauvaise nouvelle de la bombe qui a ciblé Le Soir d’Algérie a mis quelques minutes avant de tomber comme un couperet sur Djamila et ses filles dont le mari travaillait au Soir d’Algérie.
«Sous le choc, nous avons marché pieds nus sur les éclats de verre sans que nous nous en rendions compte. Nous avons accouru chez la voisine qui a des fenêtres qui donnent sur la rue Hassiba», dira Yasmina qui décrit l’image qui s’offrait à ses yeux. Un bus qui brûlait en plein milieu de la route, des voitures incendiées, des corps déchiquetés et d’autres calcinés qui gisaient par terre, des gens affolés, apeurés et en pleurs qui courraient dans tous les sens. «Je me souviens également du siège du Soir d’Algérie complètemment détruit», dit-elle. Ce jour-là, le père de Yasmina était de service. «Mes sœurs et moi sommes alors sorties dans la rue à la recherche de notre père. Nous courrions comme des folles», se rappelle-t-elle. Ce n’est que tard le soir que son père est rentré. «Il était blessé à la tête. Il nous avait appris qu’il avait passé tout l’après-midi à transporter les blessés à l’hôpital Mustapha-Pacha», dit-elle.
Ry. N.

Nabil, l’un des rescapés du drame
«Quand je pense à tous ceux qui n'ont pas eu la chance que j’ai eue, je me dis el hamdoullah»

«Voilà, il devait être 15h. C’était le Ramadhan, en ce temps-là, le terrorisme battait son plein. C'est la fin de la journée, le journal se vidait de son personnel. En me dirigeant vers le service publicité, je croisai dans les couloirs Allaoua Aït Mebarek qui se précipitait vers le téléscripteur (télex). Dorbhan quant à lui revenait armé de pain brioché qu'il était allé chercher du marché Tnach à Belcourt.
C’est la dernière fois que je les verrai. Dans le service pub, j'avais beaucoup de collègues. Que des filles, Nacéra du Club de l'amitié, Nadia de la correction, Mounia et Dalila de la commerciale et une autre personne dont je n'arrive pas à me rappeler le nom. Tout le monde était assis sauf moi. Je leur racontais une bonne blague de chez nous. Une blague que je n'avais pas eu le temps de terminer d'ailleurs. Soudain, on est soufflés par une explosion d'une incroyable puissance. Ça s’est passé très vite. Tout est plongé dans le noir sous un bruit assourdissant. Affalé par terre je me rappelle que la terre a tremblé pendant un long moment. Est-ce un séisme ? Suis-je mort ? Est-ce que je me suis réveillé dans la tombe pour répondre nakir et nakir ? Les questions se bousculent dans ma tête. Mais quand j’entends les gémissements de mes consœurs, je comprends que c'est un attentat à la bombe. Mes collègues femmes m'appelaient par mon prénom pour leur porter secours. Mon premier reflexe étant de tâter mon corps pour voir si je n'avais rien perdu. Je tente de me relever. Ma tête heurte les décombres du plafond du service pub. Je reste sur place. Lorsque la poussière a commencé à se dissiper, j'entraperçois un fuseau de lumière. A quatre pattes, je tente de le suivre car ça représentait pour moi le chemin de sortie de sous les décombres. J'y arrive tant bien que mal. Avançant à tâtons et après de grands efforts, j'arrive à sortir. Dehors, je trouve une foule de collègues affolés. La première personne que je croise était Noureddine le comptable. Il avait une blessure au visage.
Ce dernier, en voyant mon visage, a fermé les yeux et tourné sa tête de côté. J'ai compris alors que j'étais défiguré. Quelques photographes ont eu le réflexe de me prendre en photo. Dont Zaza, photographe à El Watan. D'ailleurs elle ne m'a toujours pas donné une copie de cette photo. Il paraît qu'elle a fait sensation lors d'expositions à l'étranger. Par la suite, des personnes m'ont pris vers la sortie de la Maison de la presse pour être conduit à l'hôpital Mustapha. Les automobilistes affolés ne voulaient pas s'arrêter. Je me rappelle que le policier de faction a dû tirer en l'air pour obliger un vieux qui conduisait une Fiat Zastava à s’arrêter pour me conduire à l'hôpital. Ce qu'il a fait. Aux urgences de Mustapha-Pacha, c’était le branle-bas de combat, seul, je ne savais pas quoi faire, je m'assis au fond de la salle pendant que le sang coulait à flots sur mon visage. Une personne en tenue civile est venue m'examiner le visage. Elle me demande de la suivre. Du service des urgences, on est allés au service ORL. C’était un chirurgien ORL qui est revenu à l'hôpital après avoir entendu la bombe. Il choisissait parmi les personnes touchées aux oreilles. Après avoir été cousu à vif, le médecin ORL remarque que mon œil gauche n'allait pas bien. Il me prescrit une ordonnance et me demande d'aller vite aux urgences de l'ophtalmologie. Ausculté, les ophtalmologues sont unanimes. Il faut opérer l'œil gauche. Un bout de verre a sectionné ma cornée. Je suis resté environ 10 jours à l'hôpital. C’était une expérience assez particulière, heureusement que le temps panse les blessures de l'âme. Je ne sais pas comment on a fait, mais on est arrivé à tourner la page. Quand j'y pense, quand je pense à tous ceux qui n'ont pas eu la chance que j’ai eue, je me dis el hamdoullah. La vie continue.»
N. M. et S. A.

Quand la terreur s’abattait sur les journalistes

L’histoire du journalisme algérien restera à jamais marquée par le souvenir des années du terrorisme. Des années noires : 120 professionnels assassinés. Des images insoutenables : celles de ces cortèges funèbres menant nos collègues vers leur dernière demeure. Et puis cette terreur, sciemment instaurée par l’organisation terroriste, pour tenter de détruire l’un des plus importants remparts de liberté.

Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Tout commence en 1993 lorsque les rédactions des journaux algériens apprennent avec effroi l’assassinat de Tahar Djaout, journaliste et écrivain réputé. Il a été tué de deux balles dans la tête alors qu’il quittait son domicile. La nouvelle atterre et provoque une onde de choc qui ne prendra fin qu’à la fin des années 90. Tahar Djaout est la première victime d’une liste qui ne fera malheureusement que s’allonger avec le temps.
A travers ses branches armées, le Front islamique du salut (FIS) a déclaré une guerre sans merci contre les intellectuels en général et les journalistes en particulier. «Ceux qui nous combattent par la plume périront par la lame», la phrase est gravée dans la mémoire de tous les survivants de cette époque. Le Front islamique du djihad armé (FIDA), spécialisé dans la traque et l’assassinat des journalistes, met à exécution sa «devise» sanguinaire en égorgeant Makhlouf Boukhezzar, journaliste à l’ENTV.
Le corps mutilé de la victime est retrouvé dans le coffre de sa voiture. Très vite, d’autres groupes terroristes issus de la même matrice (le FIS) prennent le relais. L’Armée islamique du salut (AIS) et les Groupes islamiques armés (GIA) se déchaînent à travers tout le territoire. Désormais, le quotidien de tous les journalistes algériens change radicalement. Consigne est donnée de modifier chaque jour les horaires d’entrée et de sortie.
La routine est bannie. Les déplacements scrupuleusement étudiés. En dépit de ces mesures draconiennes, les assassinats se poursuivent. La radio, la télévision, la presse officielle et privée sont mis à très rude épreuve. Mais la saignée se poursuit.
Des journalistes continuent à tomber sous les balles des terroristes. Les groupes armés se basent sur les informations que leur fournissent les réseaux de soutien qui prolifèrent à travers les villes. Des individus sont spécialement détachés pour épier les cibles, guetter leurs allées et venues et surtout repérer les horaires de la victime potentielle.
Des listes de journalistes à abattre sont publiées, parfois même collées aux murs des mosquées sous contrôle de la mouvance islamiste radicale. La situation de la presse en Algérie fait le tour du monde. Elle atteint de telles proportions que l’Etat accepte la demande qui lui a été faite d’octroyer aux journalistes des logements sécuritaires de façon à leur épargner des déplacements routiniers mettant, à coup sûr, leur vie en danger.
La Maison de la Presse, rebaptisée des années plus tard Maison de la Presse Tahar Djaout, bénéficie d’une surveillance particulière. Le 11 février 1996, un terroriste gare un véhicule piégé (300 kg de TNT) près de la façade externe de la Maison de la Presse. Le mur est mitoyen avec les locaux du Soir d’Algérie.
La déflagration endommage gravement la bâtisse et provoque la mort de trois personnes. Sept blessés sont à déplorer. Des victimes, 26, sont également enregistrées parmi les passants.
Une famille qui sortait ce jour-là faire des achats en prévision de l’Aïd est décimée. Les terroristes viennent de frapper un lieu symbolique. Mais la tentative d’annihiler toute volonté de combattre le terrorisme est, une fois de plus vouée à l’échec. Le Soir d’Algérie, doyen de la presse indépendante, réapparaît 2 jours après, en dépit du coup dur qu’il subit.
A travers tous les médias, des reportages, des articles, et bien d’autres produits écrits dénoncent quotidiennement le mal qui menace le pays dans sa globalité. Au fil du temps, une résistance incroyable s’est mise en place au sein de la corporation. Elle a permis de dépasser et de vaincre l’une des étapes les plus terribles de l’histoire d’Algérie.
A. C.

La vie a toujours raison de la mort

Par Mohamed Balhi*
La vie a toujours raison de la mort et c’est ce que la plupart des Algériens, confrontés à une terrible épreuve et se trouvant seuls, ont prouvé. «Tirons notre courage de notre désespoir même», disait Sénèque. Les commanditaires du chaos qui ont eu recours aux voitures piégées, une année après le plébiscite du Président Zeroual, ont cru faire peur mais ils se sont trompés sur le réflexe de survie du citoyen.
Celui-ci, ébranlé par tant de drames, voulait juste vivre dans la tranquillité : une aspiration légitime mais ô combien difficile à atteindre ! Dire que tout le monde, avant 1988, disait : «Que tout brûle !»
Face au terrorisme, il y a la résilience citoyenne. On le voit aujourd’hui en Tunisie, en Syrie et en Irak – et, ironie du sort, au cœur même de Paris –, au lendemain d’un attentat dévastateur, la résistance au terrorisme est encore plus forte et plus motivée. Après le massacre du 11 février, il fallait que Le Soir d’Algérie sorte de nouveau des imprimeries. Il y a eu une solidarité des confrères et le soutien massif des lecteurs. C’est ainsi que le collectif rédactionnel du Soir d’Algérie avait été hébergé provisoirement dans les locaux d'El Watan, dans l’enceinte de la Maison de la Presse.
L’aventure ne devait pas cesser et le combat avec. Tuer un journal, c’est tuer la liberté d’expression. Le Soir d’Algérie a repris dans les kiosques, il n’a pas cessé de paraître, et c’était une immense victoire. En pleine tourmente de la guerre civile à Beyrouth, les journaux continuaient à sortir et à être lus ! L’autre victoire contre l’oubli est la sortie à titre posthume du roman Neuf jours de l'inspecteur Salah Eddine du talentueux et caricaturiste Mohamed Dorbhan, publié aux éditions Arak en 2011. Mohamed Dorbhan, victime de l’attentat du 11 février 1996, était discret, d’une extrême gentillesse, apprécié par ses collègues du Soir et par tous ceux qui ont eu le plaisir de le lire. Au milieu des années 1980, Dorbhan était à Algérie-Actualité, connu déjà pour son style mordant.
Comment ne pas faire le lien avec le roman, prémonitoire, de Tahar Djaout, publié aussi à titre posthume, Le dernier été de la raison, avec le précieux concours d’Abrous Outoudert ? L’autre geste symbolique entrepris par les responsables du Soir d’Algérie est le fait d’avoir baptisé leur salle de rédaction du nom du rédacteur en chef Allaoua Aït Mebarek.
Aujourd’hui, si on n’entretient pas la flamme du souvenir, loin des rancœurs et de l’esprit de revanche, c’est comme si, quelque part, on a failli. Il ne faut pas qu’à l'oubli succède l'indifférence ! Quand rôdent les hyènes, il ne faut pas leur donner l’occasion de déterrer nos morts.
M. B.
*( Directeur de la rédaction au Soir d’Algérie de mars 1996 à 1997)

Attentat du 11 février 1996
J’avais deux ans …

Je n’avais sans doute pas l’âge ou peut-être pas assez d’imagination, à deux ans, pour comprendre ce qu’était le terrorisme intégriste, et tout ce qui s’y référait. Ces deux mots qui faisaient horreur à tout Algérien à cette époque-là, et auxquels on a substitué l’appellation réductrice de «décennie noire», n’ont pas tellement marqué mon enfance. Chose que je ne regrette certainement pas, Dieu merci …
Par ailleurs, avec le temps, on me racontait progressivement que j’étais née à une époque où «rien n’était évident» … Avec le temps, j’ai compris que ce «rien», dont on parlait, désignait «la vie» avec ce qu’elle comprenait de plus simple, de plus banal : marcher dans la rue, revenir à la maison en un seul morceau, aimer, croire, encore moins rêver ou penser … L’attentat qui a ciblé Le Soir d’Algérie ce jour de Ramadhan, coïncidant avec un 11 février 1996 aux environs de 15h30, causant la mort de trois journalistes du quotidien et d’une trentaine de citoyens … je n’en connaissais pas grand-chose non plus. Du moins, c’était le cas avant que j’intègre la petite famille de ce journal, de «notre journal».
Pas plus tard qu’hier, 20 ans après ce drame, mes collègues Safia, Naïma, Hayat, Kamel et Samir, rescapés de l’attentat, peinent encore à évoquer cette journée cauchemardesque sans revivre fatalement ces instants d’effroi et d’affolement. Une explosion qui a fait sombrer une grande partie de la Maison de la presse dans la noirceur, à l’image de ce terrorisme religieux à l’origine de ce massacre. Avec un souvenir insupportablement vivace que mes camarades, ayant vécu et survécu à ce génocide, décrivent cette scène d’horreur où gisaient par terre des lambeaux de chair et des débris de murs et de plafonds démolis et noircis. Une ambiance d’apocalypse régnait ce 11 février 1996, qui a enregistré l’attentat de Bab-El-Oued et celui de la Maison de la presse, Tahar-Djaout. Des cris d’horreur, des pleurs et des sanglots dans un air accablé. Il est vrai que les attentats terroristes étaient le quotidien des Algériens durant ces années de malheur, mais même si on ressentait la même terreur à chaque drame, on ne s’y habituait pas, on ne développait pas son instinct de survie. Pourtant, personne n’avait fui ces lieux de désastre à ce moment à la Maison de la presse, chacun tâtait le terrain à la recherche de rescapés et de cadavres, du moins ce qu’il en restait, afin de les identifier.
C’est dans cette même salle de rédaction où nous rédigeons quotidiennement nos articles, aujourd’hui, qu’ont été lâchement assassinés trois journalistes du Soir d’Algérie : Allaoua Aït-Mebarek, Mohamed Dorbhan et Djamel Derraza. Ce jour-là, mes collègues ont perdu les siens et l’Algérie a été encore dépossédée d’une partie de son élite.
Des symboles qui ont fait de leur métier plus qu’un simple métier mais un véritable engagement. Un engagement inconditionnel à rassurer et à communiquer à leurs lecteurs, à travers leurs écrits, leur optimisme, leurs visions d’un Etat de droit et de liberté et leur rêve d’un avenir meilleur. Mais par-dessus tout, ils étaient parmi ceux qui luttaient d’arrache-pied pour transmettre ce petit grain d’espoir signifiant que la vie continue … c’est ce dont avait tant besoin l’Algérien à cette époque, où tout le contraignait à la détresse et au désespoir. Ce sont simplement des militants pour la vie, et que nous n’avons sûrement pas le droit d’oublier.
Moi, comme la plupart des jeunes de ma génération, méconnaissons encore «un peu trop» ces années de drame et de sang qu’a subi le peuple algérien. Sans doute que les manuels scolaires n’évoquent aucunement le sujet. Or, c’est également le rôle de tout un chacun, de la société civile comme des médias de faire en sorte que cela se sache, que l’on n’ignore plus cet «entre-temps» de notre Histoire et parcelle de notre identité. Car ce n’est certainement pas en négligeant une profonde blessure que celle-ci se cicatrise, mais en la traitant.
Naouel Boukir

M. Kebci Salima Akkouche Ry. N. Ry.