l’auteur de la tuerie est un «soldat du califat», a annoncé l’EI dans un communiqué... (DR)

Turquie : Erdogan pris au piège de ses concessions à l’«État islamique»

L’attentat meurtrier de la nuit du Nouvel An dans une discothèque d’Istanbul a fait au moins 39 morts. Il marque un tournant dans la guerre que fait désormais l’EI à la société turque. Erdogan est pris au piège de sa complaisance à l’égard des djihadistes.

Daech sème à nouveau la mort au cœur du régime islamiste de Turquie. L’organisation a revendiqué l’attentat commis durant le réveillon de la Saint-Sylvestre dans une discothèque située sur les rives du Bosphore, à Istanbul. Une scène à peine croyable : un homme déguisé en père Noël et armé d’un fusil d’assaut a pris le temps de tirer entre 120 et 180 balles, abattant au moins 39 personnes, avant de changer de tenue et se faire la belle… Les médias turcs rapportent que plusieurs victimes ont été tuées d’une balle dans la tête à bout portant. «Je repense à ces moments, je n’arrive pas à les effacer de ma mémoire. Les gens paniqués, le sang, les bruits de coups de feu», a raconté un rescapé franco-turc, Yusuf Kodat, cité par l’AFP. C’est le 19e attentat survenu en Turquie durant l’année 2016.

Un front turc…

Les autorités turques sont sur le pied de guerre, à la recherche de l’assaillant toujours en fuite à l’heure où ces lignes sont écrites. L’enquête s’est accélérée lundi 2 janvier, dévoilant une série de faits rapportés par la presse turque. Le quotidien «Hürriyet» croit savoir que le tueur est entré en Turquie depuis la Syrie, où il combattait dans les rangs islamiques, c’est pourquoi il semble avoir «une très bonne maîtrise des armes à feu». Selon ce même média, l’assaillant aurait été «spécialement choisi» pour l’attentat dans l’enceinte de l’établissement, car très «entraîné au combat urbain». L’agence de presse Dogan rapporte de son côté que deux étrangers ont été arrêtés mardi 3 janvier à l’aéroport international Atatürk d’Istanbul, portant à 16 les personnes interpellées dans les heures qui ont suivi l’attentat.

L’auteur de la tuerie est un «soldat du califat», a annoncé l’EI dans un communiqué, accusant la Turquie de s’être allié «aux chrétiens», autrement dit à la coalition internationale antidjihadiste conduite par Washington. La conclusion, conjointement avec la Russie, d’un récent cessez-le-feu en Syrie excluant Daech et Djabhat al-Nosra a sans doute précipité l’ouverture du front turc dans la guerre que mène l’EI, de plus en plus acculée à la défensive. Ankara, qui prend sans surprise le soin de mêler fous de Dieu en armes et combattants kurdes, affiche sa «détermination» à lutter contre le «terrorisme», sans toutefois réagir directement à la revendication par l’EI de l’attentat contre la discothèque.

La Turquie était jusque-là utilisée comme base logistique idéale par l’EI le long d’une frontière de 800km avec la Syrie. Les djihadistes trouvaient à se soigner, à s’approvisionner, à transiter à leur aise pour rejoindre les territoires conquis, et à faire tranquillement transiter le pétrole, nerf de la guerre, avec la bénédiction de l’islamiste Recep Tayyip Erdogan. Le «sultan», qui tablait sur une chute rapide de Bachar Al Assad, son ennemi juré, avait laissé faire.

«Le gouvernement turc avait estimé que le conflit syrien serait de courte durée et pressenti que le président Bachar Al Assad serait forcé de quitter le pouvoir en six mois. À ses yeux, le problème des djihadistes en Syrie était secondaire par rapport à celui du régime syrien, et sa priorité immédiate était de vaincre Assad», explique Aaron Stein, spécialiste de la Turquie, cité par le site d’information Slate.

L’arroseur arrosé…

«Il y a deux ans, le président Erdogan, constatant qu’il était de plus en plus isolé, a révisé sa stratégie, allant même jusqu’à accepter depuis cet été qu’Assad participe au processus de transition», complète pour sa part Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques), spécialiste de la Turquie et du Moyen-Orient, cité par «le Parisien».

Le chef de l’État turc se trouve à présent dans la posture de l’arroseur arrosé. Les djihadistes se sont durablement installés sur son territoire. «Quand on les laisse agir – même si c’est pour obtenir des renseignements sur le réseau à plus grande échelle –, ces groupes métastasent et leur portée prend de l’ampleur», précise Aaron Stein. Depuis 2015, l’EI multiplie en effet les opérations en Turquie, entre attentats-suicides, tir de missiles sur les villes à partir de positions en Syrie, assassinat de journalistes syriens. L’organisation semble être désormais en mesure de frapper à grande échelle, de façon de plus en plus meurtrière. Les cellules dormantes recrutent sans peine. Le récent assassinat spectaculaire de l’ambassadeur russe à Ankara, par un ancien policier, prouve que les institutions sont infestées.

«Le réseau de l’“État islamique” en Turquie s’est construit sur un réseau plus ancien et bien établi de salafistes turcs. Parmi eux, un petit sous-ensemble qui entretient des liens avec le djihad international a, pendant environ trois ans après le début de la guerre civile en Syrie, opéré relativement ouvertement dans de nombreuses villes turques, alors qu’il était sous la surveillance des services de renseignements turcs pour ses liens supposés avec al-Qaida», décrivait Aaron Stein dans un article publié en juillet 2016.

Le Ver est dans le fruit…

«Le gouvernement turc a sévi contre le groupe djihadiste en emprisonnant des centaines de ses membres depuis mars 2015. Mais, malgré les efforts d’Ankara, l’“État islamique” reste capable de perpétrer ses attentats terroristes ; et il a mis au point une stratégie visant à déstabiliser le pays et à réduire ses ennemis au silence», précisait-il.
L’EI profite de plus d’une situation idéale : la guerre que mène Erdogan contre sa propre société. Le climat de terreur et la dispersion des forces de sécurité sur plusieurs fronts offrent les conditions parfaites pour déstabiliser le pays. Une chose est sûre, résolument engagée aux côtés des Russes pour ouvrir la voie à des négociations politiques en Syrie, la Turquie n’a pas d’autre choix que d’amplifier l’effort de guerre contre l’EI, devenu, non plus un «ennemi extérieur», associé aux combattants kurdes, mais un redoutable ennemi intérieur. Le ver est dans le fruit. Erdogan est pris au piège. La société turque, qui compte ses morts, paie lourdement son aveuglement.