«on entend très souvent, au Maroc, ces deux expressions pour dire l’impuissance, le ras-le-bol, la colère : “Ana mathoun” (“je suis broyé”) et “Tahnouni” (“ils m’ont broyé”).. Abdellah Taïa, écrivain (DR)

Maroc: un peuple qui ne veut plus être «broyé»

La mort d’un vendeur ambulant de poissons, broyé dans une benne à ordures lors d’un contrôle de police, soulève l’indignation des Marocains. Ils sont des centaines de milliers à dénoncer la corruption, l’arbitraire et le mépris affiché par le royaume envers les citoyens ordinaires.

La scène est cauchemardesque, le summum de l’horreur… celle de la vie littéralement broyée d’un vendeur de poissons sous les yeux de badauds. Les faits ont lieu le 28 octobre, dans la ville côtière d’Al-Hoceïma, au nord du pays, dans la région du Rif, terre berbère aux relations historiquement tendues avec le makhzen – les institutions royales marocaines. Mouhcine Fikri, âgé d’une trentaine d’années, se voit confisquer le produit de sa pêche – de l’espadon, interdit en cette saison. Les autorités maritimes en ordonnent la destruction dans une benne à ordures en présence de la police. Mouhcine est broyé à son tour par la même benne, en tentant de s’y opposer. La scène, filmée, se répand comme une traînée de poudre à travers les réseaux sociaux. Le feu, celui de la colère de centaines de milliers de citoyens bouleversés, indignés et surtout déterminés à arracher la vérité, embrase les artères d’Al-Hoceïma. «Écoute, makhzen, on n’humilie pas le peuple du Rif !» met en garde la rue. Bleu, vert, jaune… les couleurs du drapeau amazigh (berbère) essaiment une envie de révolte d’un bout à l’autre des cortèges qui se déploient dans la région. «Nous sommes tous Mouhcine !» «Bienvenue à la COP22 (1), ici on broie les gens !» répondent en écho des milliers d’autres manifestants à Casablanca, Marrakech, Rabat… Une foule impressionnante assiste aux funérailles du poissonnier.

L’esprit du 20 février

Le palais entend le message. Il lui faut circonscrire l’incendie et vite. Pas question de laisser flotter à nouveau l’esprit du 20 février 2011, cette vague de contestation née dans la foulée des printemps arabes. Sait-on jamais… «Au Maroc, le peuple fait peur au pouvoir. Et on fait tout pour étouffer sa colère, quand elle ose s’exprimer. On maquille la réalité. On détourne l’attention. On donne dans les gestes symboliques trop faciles et qui ne résolvent rien», souligne l’écrivain Abdellah Taïa (2), dans une tribune publiée le 3 novembre dans le quotidien «le Monde».

Le roi Mohammed VI demande donc à son ministre de l’Intérieur, Mohamed Hassad, de se rendre auprès de la famille de Mouhcine pour lui «présenter les condoléances et la compassion du souverain». Ce dernier donne des instructions «pour qu’une enquête minutieuse et approfondie soit diligentée et pour que des poursuites soient engagées contre quiconque dont la responsabilité serait établie dans cet incident». Le juge d’instruction près la cour d’appel d’Al-Hoceïma a ordonné, le 1er novembre, le placement de 8 personnes en détention préventive, dont des responsables de la pêche maritime et des employés de la société de nettoyage.

«Nous veillerons à ce que l’enquête soit menée jusqu’au bout», assure Khadija Ainani, vice-présidente de l’Association marocaine des droits humains (AMDH). «On suit les choses de très près à partir de notre section locale. Pas question de laisser condamner de simples agents et que les vrais responsables soient épargnés», ajoute-t-elle. L’organisation craint des «pressions sur le témoin principal, à la suite de son arrestation», sans doute pour innocenter dans la hiérarchie. «Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Les cas d’abus de pouvoir sont fréquents. La question essentielle est celle de l’impunité, y compris quand des faits sont clairement établis», résume enfin la militante des droits de l’homme.

Au plan politique, l’événement n’est pas sans susciter interrogations et hypothèses. Inégalités sociales, déséquilibres régionaux, corruption… la société marocaine reste un volcan endormi à l’ombre du palais royal. «On entend très souvent, au Maroc, ces deux expressions pour dire l’impuissance, le ras-le-bol, la colère : “Ana mathoun” (“je suis broyé”) et “Tahnouni” (“ils m’ont broyé”). Avec la tragédie de Mouhcine Fikri, on est passé d’une image, d’une métaphore, à sa réalisation. D’une horreur à une autre. De la résignation à l’indignation. C’est ce lien et ce mot (tahn : broyer) qui expliquent, entre autres, l’immense émotion qui traverse tout le pays en ce moment. La colère, légitime, est plus grande qu’avant», ajoute l’écrivain Abdellah Taïa.

Du coup, on a pu voir surgir le spectre de la révolte dans la forte mobilisation autour de l’événement tragique. Les germes d’une insurrection, à l’image de celle qui a emporté le régime tunisien, à la suite de l’immolation de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010.

«Ce qui s’est passé dans le nord du pays renseigne beaucoup plus sur les transformations de la société marocaine que sur une situation de crise», objecte Mohamed Tozy, professeur de sciences politiques à l’université d’Aix-en-Provence et à l’école de gouvernance et d’économie de Rabat. Le politologue analyse la situation en termes de «ce qui est supportable par les gens et ce qui ne l’est plus». Selon lui, «il existe une sorte de fossé entre les promesses de réforme et la manière avec laquelle fonctionne l’administration au quotidien dans certaines zones. La corruption est encore très fréquente et l’application des règles est à géométrie variable. C’est ce qui explique cette réaction dans plusieurs villes du royaume». Dans tous les cas, «on n’est pas dans l’émeute, assure-t-il, car on a assisté à des manifestations bien encadrées, les incidents sont vraiment marginaux. La colère est légitime, mais la façon dont elle a été exprimée indique une évolution politique relativement importante». Dans le même ordre d’idées, Mohamed Tozy note enfin une gestion «convenable» de la situation de la part des forces de l’ordre.

A tous les échelons

Une chose est sûre, la benne meurtrière d’Al-Hoceïma a provoqué une onde de choc dans le pays. Situation plutôt inhabituelle, les manifestations ont fait immédiatement tache d’huile à travers les grandes villes. Il est une expression qui occupe plus que jamais les esprits, nourrit l’indignation : la «hogra», ce mélange d’abus de pouvoir et d’humiliation, un poison dont l’usage est fréquent à tous les échelons d’un appareil administratif, fiscal, policier oppressant, qui prend racine jusque dans le quartier, le pâté de maisons, l’immeuble. Au-delà des analyses qui révèlent, fort justement, nombre d’évolutions dues aux combats que mènent les associations et autres organisations progressistes, le constat est incontournable : la «hogra» demeure le lot quotidien des plus faibles, des femmes en particulier, des minorités et des jeunes, souvent, des plus pauvres, toujours. Il faut croire que c’est le dernier souci des islamistes, à nouveau vainqueurs des législatives en juillet dernier. Au pouvoir depuis cinq ans, ils ne font rien, avec le makhzen, contre la persistance de ces atteintes aux droits et la corruption… Un détonateur en sommeil.

(1) La 22e conférence sur le climat, COP22, se tiendra du 7 au 18 novembre à Marrakech

(2) Abdellah Taïa est l’auteur du «Jour du roi» (Seuil, 2010), prix de Flore 2010.

Source: Humanité Dimanche n° 535