Des gerbes de fleurs en hommage aux 37 touristes exécutés le vendredi 26 juin... (DR)

La Tunisie cible privilégiée de Daesh (Reportage)

Des gerbes de fleurs sur le sable brûlant… l’hommage aux 37 touristes, dont une quinzaine de britanniques, froidement tués vendredi 26 juin sur la plage de l’hôtel Impérial Marhaba à Sousse, rappelle aux rares estivants restés sur place l’épisode cauchemardesque auquel ils ont échappé, par un pur hasard.

Une scène d’horreur qui reste encore à peine croyable 48 h après le drame. Un individu qui déboule brusquement au bord de l’eau, munit d’une arme de guerre, se livre à un massacre, et arpente, trente minutes durant, l’intérieur de l’établissement, prend même le temps de deux lancés de grenades, vers la piscine et vers les locaux de la direction, avant de prendre la fuite et d’être enfin abattu par la police dans la rue. Comment est-ce possible ? Une question lancinante, qui hante plus que jamais le personnel de l’hôtellerie dans une station balnéaire en pointe, fleuron de l’industrie touristique tunisienne, et qui plus est quelques mois après l’attentat du Musée du Bardo qui a fait 24 morts et 45 blessés.

Ces agents-là sont en première ligne et leur protection est pour l’instant dérisoire. Elle se limite à la présence d’un policier en civil armé en faction quelque part dans l’établissement, selon un plagiste. Des unités de police sont certes postées à certains ronds-points depuis la tuerie, mais pas de quoi vraiment dissuader des auteurs potentiels d’actes terroristes. Au lever du jour, on ne croise d’ailleurs plus que quelques uniformes le long de l’artère principale qui mènent des grands hôtels au centre-ville. Les hommes lèvent semble-t-il le camp dans la nuit et reviennent en fin de  matinée.

Anéantir le modèle démocratique...

Dès lors, une chose est sûre : si Daesh n’avait pas pour objectif prioritaire de réaliser des coups médiatiques en ciblant principalement des étrangers, les voitures piégées et autres déferlements de kamikazes auraient déjà multiplié les massacres, vu l’insuffisance du dispositif en place. « La tragédie de Sousse démontre qu’ils connaissent bien les failles, ils ont pris de l’avance et sont en mesure de frapper où ils veulent et au moment choisi », résume un cadre de l’hôtellerie. C’est dire la peur qui s’est désormais installée. Dans leur grande majorité, les personnes interrogées reconnaissent d’ailleurs que leur pays est en danger, qu’il constitue réellement une cible privilégiée pour l’Etat islamique (EI).

« L’objectif est d’anéantir le modèle démocratique que la Tunisie est en train de réussir. Ils répugnent à l’ouverture, à la tolérance et à la consécration de l’Etat de droit », dénonce Rafaa Ben Achour, professeur de Droit, et ex ministre dans le gouvernement de transition de Beji Caid Essebsi, mis en place en 2011. Un point de vue que partage sans surprise Riad Benfadhel, membre dirigeant du Front Populaire (opposition de gauche). Seul point de divergence entre les deux personnalités : le rôle du parti islamiste Ennahda partie prenante de la coalition au pouvoir, son attitude complaisante envers les milieux intégristes pourvoyeurs de candidats au « jihad ».

«La formation semble avoir changé de discours comme l’a montré l’affaire de la Mosquée El Fath (évacuation en février 2014 de vendeurs salafistes, ndlr) ou de l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis en septembre 2012 », assure R. Ben Achour. Ennahda alors membre de la Troïka aux commandes s’était montré solidaire des réactions du gouvernement. L’universitaire pointe du doigt en revanche le parti salafiste Hizb U Tahri légalisé au temps de cette même Troïka, « qui fait ouvertement l’apologie de Daesh, brandi son drapeau, méprise l’emblème national et fait preuve d’activisme autour des mosquées ». Les autorités auraient l’intention de l’interdire. En déplacement le 26 juin sur les lieux de l’attentat, « le président de la République a appelé à réviser le visa accordé à Hizb U Tahri. Le chef du gouvernement examinera cette question demain », a annoncé l’agence de presse officielle.

L'attitude trouble des islamistes...

En attendant, «c’est Ennada qui continue dans tous les cas à tirer les ficelles », estime pour sa part R. Benfadhel. Ce dirigeant de gauche ne décolère pas contre les « tractations internes à la coalition entre les libéraux de Nidaa Tounès (majorité parlementaire) et les islamistes ». Il s’insurge contre le gel de la feuille de route conclue à l’issue du « dialogue national » engagé en 2013 entre les islamistes alors au pouvoir et l’opposition, pour sortir le pays de la crise. « Le principe avait été acquis de revenir sur l’intégration de 6 à 7000 partisans et sympathisants d’Annahda dans les ministères. Il n’en fut rien. Cette formation continue à avoir la main-mise sur l’administration de l’Intérieur notamment, ce qui ne facilite pas le travail d’enquête et d’infiltration des réseaux », explique-t-il.

Attitude trouble des islamistes intégrés au gouvernement – ils sont en charge de la formation professionnelle et de l’emploi en plus de trois secrétariats d’Etat- forte influence de la nébuleuse salafistes sur la société, auprès des jeunes notamment... Le terrain serait donc ainsi miné, qui facilite le travail de l’EI. Mais pas seulement.

La longue frontière avec la Libye en proie au chaos complique dangereusement la situation. Le trafic d’armes prospère sans limites, les jihadistes vont et viennent à leur guise, nouent des contacts, rejoignent des réseaux dormants et se tiennent prêts à agir au premier signal des commanditaires. Daesh ne trouve aucune difficulté à recruter dans la jeunesse tunisienne, y compris diplômée (le tueur de Sousse préparait un master). Véritable armée de réserve, les jeunes chômeurs Tunisiens (30% des 15/24 ans) constituent le plus important contingent de djihadistes étrangers en Irak et Syrie.

Après avoir longuement tergiversé, le gouvernement annonce à présent un dispositif de mesures. Un millier de policiers devrait être déployé à compter du 31 juillet sur les installations touristiques, près de 80 mosquées pourraient être fermées. Le ministre tunisien de l'Intérieur a par ailleurs annoncé lundi 29 juin l'arrestation de plusieurs personnes soupçonnées de liens avec le tueur de Sousse. La coalition à la tête de l’Etat fait désormais appel à «l’unité national », à la vigilance et à «l’adhésion de la société civile » face à la menace terroriste. Soit, mais les dès sont en réalité pipés estime-t-on dans l’opposition de gauche.

Le gouvernement tunisien joue avec le feu...

« Aujourd’hui, les milieux réactionnaires de Nidaa Tounès et d’Annahda tentent de mettre à profit la situation sécuritaire pour amorcer un retour à l’ordre ancien, rétablir voire même la torture, criminaliser le mouvement social, tout cela au nom de l’unité nationale ! » s’exclame Riad Benfadhel. Comment alors le pays peut-il résister à ce qui semble être une offensive parfaitement orchestrée de l’EI pour s’installer durablement en Tunisie et prendre pied au Maghreb ? « Nous proposons pour notre part une remise en cause totale de la question sécuritaire en fonction des facteurs géopolitiques, des stratégie régionales, ainsi qu’une plus forte coordination avec l’Algérie. Nous réclamons également la mise en place d’un Conseil national du renseignement sous tutelle du chef du gouvernement et sous contrôle parlementaire, sans jamais avoir eu de réponse à ce propos », détaille le membre dirigeant du Front Populaire.

La Tunisie est ainsi à un tournant sécuritaire et politique alors même que les questions économiques et sociales, restées en suspens, se posent avec encore plus d’acuité. Installé en février 2015, le gouvernement libéral de Caid Essebsi n’a pas annoncé le moindre programme de lutte contre le chômage qui plombe la jeunesse, ni d’équipement des régions de l’intérieur déshéritées, dont les populations s’enfoncent dans la pauvreté. Il semble plutôt pressé de rétablir l’ordre social propice à l’application des « réformes structurelles » exigées par le FMI et l’UE en échange d’un prêt de 300 millions d’euros (environ 650 millions de dinars). Un choix des plus risqué sans doute dans une économie qui demeure minée par le marché informel, la fraude, l’évasion fiscale et la fuite des capitaux  qui font le bonheur d’une minorité de nantis. Le gouvernement tunisien joue avec le feu.  

Source: l'Humanité Dimanche du 1au 8 juillet