« Du jamais vu dans l’histoire de l’Egypte ! » (Xinhua)

Des millions d’égyptiens entrent en rébellion contre la dictature islamiste

Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, Mansoura, Suez, Assiout, Assouan, Charm El-Cheikh... l’Egypte s’est embrasée un an à peine après l’arrivée au pouvoir de Mohamed Morsi, issu de la confrérie des Frères Musulmans.  Ou va l’Egypte au second souffle de sa révolution ?

Les chiffres sont impressionnants, tout autant que les images de la célèbre place Tahrir investie par les manifestants, tout comme aux moments forts de l’insurrection qui a fait chuté Hosni Moubarak. La foule scande les mêmes slogans: « Dégage ! » « Le peuple veut la chute du régime ! ». 

« Du jamais vu dans l’histoire de l’Egypte ! » commente Hicham Mourad, rédacteur en chef de l’hebdomadaire Al-Ahram Hebdo. Et pour qui pourrait en douter, il recommande de se référer à Google Earth dont les estimations se chiffrent à près de deux millions d’opposants dans la rue, contre 300.000 pour les partisans de la Confrérie.

Entre temps, la tension monte chaque jour d’un cran depuis dimanche 30 juin début du soulèvement anti-Morsi. Inévitables, les affrontements entre partisans et opposants ont fait au moins 16 morts et plus de 600 blessés. L’attaque du siège au Caire du Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ, formation de Morsi) par les manifestants a été particulièrement violente. Les militants assiégés ont riposté avec des tirs de chevrotine, tuant un manifestant. Partout ailleurs, dans les grandes villes, la mobilisation ne faiblit pas, les citoyens s’organisent pour maintenir la pression. « Les gens ne restent pas nécessairement sur place. Dans la journée on peut avoir l’impression d’une dispersion. Mais le rassemblement se reconstitue vers 4 à 5 h, après les heures de travail et jusque tard dans la nuit », décrit Hicham Mourad.

Mais quelle est la composante de cette mobilisation de masse, comment a-t-elle pu atteindre un tel seuil ? Première explication : le travail méthodique du mouvement « Tamarrod ! »  Rébellion ! fer de lance, qui a dressé une incroyable digue face au régime en construction des islamistes. Un courant d’opposition farouchement déterminé qui a réunit 22 millions de signatures au bas d’une pétition anti-Morsi, selon des sources concordantes. Autre explication : une exaspération sans précédent des « gens ordinaires, apolitiques pour nombre d’entre eux, et mêmes des électeurs qui avaient fondé leurs espoirs dans l’arrivée aux affaires des Frères musulmans », précise le rédacteur en chef d’Al-Ahram. Chômage, flambée des prix, pénurie d’essence, coupures d’électricité… Les Frères musulmans ont très vite aggravé la situation déjà catastrophique du pays. Ils se sont  montrés incapables d’amorcer le moindre redressement, s’employant pour l’essentiel à verrouiller les centres de décisions dans tous les secteurs, à étouffer les libertés.

Le rejet de Morsi a ainsi provoqué une déferlante dont on imagine difficilement un essoufflement à très court terme. « La mobilisation est hors de contrôle » constate Hicham Mourad, estimant que l’opposition rassemblée dans un Front du Salut National (FSN) « surfe seulement sur le mouvement, mais n’est pas en mesure de le maîtriser ».

La porte ouverte à l’armée qui pourrait siffler la fin des hostilités et reprendre les commandes ? Rien n’est moins sûr. La gestion de la transition post Moubarak a laissé des traces, ternissant l’image et la réputation des militaires. Mieux vaut donc pour eux se tenir à l’écart, se consacrer à la gestion des affaires juteuses constituées à l’ombre de l’ancien régime. L’institution n’est pas pour autant neutre. Elle a clairement manifesté son soutien aux manifestants. « L’armée ne restera pas les bras croisés face aux tentatives de terroriser les égyptiens », a averti le ministre de la Défense. Une mise en garde à peine voilé à l’adresse des islamistes qui auraient menacé vendredi dernier, jour de grande prière, « d’écraser » les manifestants, a-t-on compris dans les rangs des opposants en liesse sur la place Tahrir.

Le commandement militaire a aussi réitéré sans « sa demande pour que les revendications du peuple soient satisfaites », donnant « 48 h à toutes les parties comme dernières chances de prendre leurs responsabilités ». Les militaires affirment sans ambiguïté que «si les revendications du peuple ne sont pas satisfaites durant cette période, (les forces armées) annonceront une feuille de route et des mesures pour superviser leur mise en œuvre».

Mohamed Morsi s’est empressé de rejeter cet ultimatum, insistant sur un appel au dialogue. Il n’en reste pas moins dans tous les cas sévèrement acculé face à une secousse d’une telle ampleur qui provoque aussi l’éclatement de son gouvernement. Six de ses ministres ont démissionné et se prépareraient à rallier les opposants. Scenario de plus en plus probable désormais: les militaires devraient entrer en scène pour mettre en place un gouvernement de transition sous la houlette du président de la Haute Cour Constitutionnelle. Seule étape prévisible pour l’instant : des élections présidentielles anticipées. Au-delà les analystes avouent le manque de visibilité. « Rien n’est évident », confirme Aboubekeur El-Waly Chercheur-universitaire. Selon lui, « un retour à la stabilité dépend fortement de la capacité d’une équipe de technocrates à amorcer une relance de l’économie ». Au plan politique, « rien n’est joué », estime-t-il. « Les islamistes sont en mesure d’adapter leur stratégie, mettant à profit une fracture de la société égyptienne dans le rapport de force. Ils se pourrait qu’ils sacrifient Morsi et reviennent à la charge », analyse El-Waly. Autre facteur non négligeable : la pression des salafistes. Selon Alain Gresh du Monde Diplomatique (voir entretien) : « Le pouvoir et les Frères musulmans subissent une pression aussi de leur droite, avec les mouvements salafistes. Ils critiquent Morsi car pour eux, il n’a rien fait pour islamiser l’Etat, faire appliquer la charia. »

Les opposants à Mohamed Morsi pourraient ainsi être sur le point de gagner une bataille, mais pas la guerre contre l’obscurantisme et la régression qui menacent l’Egypte.