Mohamed El-Baradaï chef de la coalition d'opposition... (Xinhua)

L’Egypte après Morsi : la justice sociale ou le chaos

Débarqués du pouvoir par l’armée, les Frères musulmans paient avant tout leur incapacité à amorcer le moindre redressement économique. Les nouveaux dirigeants égyptiens sont confrontés à des défis colossaux face à la spirale régressive qui aggrave la pauvreté et les inégalités.

Le cri de révolte de millions d’égyptiens a mis à bas le régime en construction des Frères musulmans en un temps record. Les manifestants de la place Tahrir au Caire et dans de nombreuses autres grandes villes ont ouvert une nouvelle page d’histoire qui ne porte plus l’empreinte de Mohamed Morsi. Un an à peine après son élection à la tête de l’Etat, le candidat de la Confrérie avait atteint un seuil d’impopularité aussi élevé, sinon plus, que celui de Moubarak, contraint à la démission en février 2011.

Morsi a réussi l’exploit d’anéantir sa légitimité, de justifier aux yeux de ses compatriotes l’intervention directe de l’armée pour le déposer. Exécuteur zélé des seules consignes dictées par les barons de la Confrérie pour le contrôle des centres de décision dans la Haute Administration, le président destitué n’a pas  prêté attention aux attentes des couches populaires, des démunis, des paysans pauvres de l’Egypte profonde, qui avaient pourtant fondé tous leurs espoirs dans l’arrivée des Frères au pouvoir, « soldats de Dieu », supposés être entièrement dévoués.

« La révolte est à la mesure de la grande déception des gens modestes », explique Farid Mohcen, un étudiant venu tout récemment s’inscrire dans une université Parisienne. « C’est eux qui ont très vite renforcé les rangs des manifestants sur la place Tahrir, toutes ces familles ont répondu sans hésiter à l’appel des jeunes qui ont lancé le mouvement Tamarrod », tient-il à rappeler.

Du coup, ces populations se sont jointes, en grande majorité, au soulèvement   des classes moyennes dans les grands pôles urbains, ouvertement hostiles à l’islamisation sournoise de la société. Cette jonction dans un contexte d’effondrement économique a été fatale aux islamistes. Le feu couvait, il suffisait de l’attiser. 

Désormais en première ligne en qualité de représentant de la coalition d’opposition, Mohamed Al-Baradaï, ex-directeur de l’agence de l’énergie décrivait pour sa part le tableau noir de l’économie égyptienne quelques jours à peine avant la destitution de Morsi. « Les réserves de devises étrangères sont épuisées, le déficit budgétaire s’élèvera à 12 % du PIB cette année et la monnaie perd de sa valeur. Près d’un quart des jeunes Egyptiens se lèvent le matin et restent désœuvrés toute la journée. Dans tous les domaines, les facteurs économiques fondamentaux sont dans le rouge. Au cours des prochains mois, l’Egypte risque de se trouver en cessation de paiement de sa dette extérieure », écrivait-il dans une tribune publié par la revue Foreign Policy. Conséquences directes de ce marasme, la hausse des prix des produits de première nécessité et de l’énergie, l’accroissement de la pauvreté et des inégalités, la paralysie des services publics...

C’est dire l’ampleur de la tâche pour amorcer un redressement et qui plus est dans un pays confronté à un obstacle de taille : « une population qui croît plus vite que les maigres ressources disponibles » note l’agence Stratfor qui produit des analyses pour le compte de la CIA. Quelles peuvent être alors les alternatives à court terme pour les « technocrates » appelés à gérer la transition ? « Ils se doivent avant tout de contenir la hausse des prix, d’apporter un soulagement aux couches populaires. L’insurrection contre le pouvoir des Frères est aussi, et surtout, une révolte pour le pain et contre la mal-vie », insiste Aboubekeur El Wali, chercheur universitaire. « Les défis sont colossaux, car la situation est très dégradée », estime pour sa part Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de Relations internationales et stratégiques (IRIS). Selon lui, il n’est pas d’alternative fiable hors « d’un processus de révolution sociale et de juste répartition des richesses ». Or, aucune force « n’est porteuse aujourd’hui d’un tel projet », fait-il remarquer. De plus, les nouveaux dirigeants ne sont pas plus disposés que les islamistes à « négocier fermement avec le FMI, à éviter que ne soient imposer les conditions draconiennes des ‘ajustements structuraux’ ».

L’hypothèse d’une alternative en rupture avec le modèle libéral serait ainsi difficilement envisageable dans les conditions actuelles au regard des forces politiques en présence. Sans compter les richesses détenues par l’armée qui représentent pas moins de 20% du PNB. L’institution est plus que jamais déterminée à protéger ses intérêts. Pour preuve, sa promptitude à déposer Morsi dont l’immobilisme accélérait le délabrement de l’économie et pouvait surtout nuire à ses affaires.

Les dirigeants qui émergeront au terme du processus constitutionnel se doivent de dresser un plan de sortie de crise « sur cinq à dix ans », insiste Didier Billion. Un projet de société fondé sur des objectifs de lutte contre la pauvreté, de résorption des inégalités, d’amélioration de la qualité de la vie, faute de quoi « les turbulences » politiques ne sont pas près de cesser.

Le compromis raté entre les Frères musulmans et l’armée place ainsi l’opposition devant une seule alternative : la justice sociale ou le chaos. La première expression figurait dans le premier discours de Mohamed Al-Baradaï. Les futurs dirigeants sont attendus au tournant.