Dis Que Tu Es des Leurs, de UWEM AKPAN, Ed° Books, 2013

"Dis que tu es des leurs", histoires d'enfances dévastées par les guerres

L'un des grands drames insuffisamment évoqués qui découlent des guerres est sans conteste celui que traversent, aujourd’hui encore, les enfants d'Afrique, proies et victimes de la misère sociale, des dissensions, et des violences aveugles.

Le livre du Nigérian  Uwem Akpan : « Say You’re One of Them » édité en 2008,  dont la traduction en langue française "Dis que tu es des leurs", vient de paraître aux éditions Books, redonne une actualité criante à ce drame, qui confine parfois à de véritables génocides d’enfants, dont la résolution ne peut pas être rapportée aux seules limites territoriales ou géopolitiques des pays où ils surviennent.

Dans ce recueil de cinq nouvelles, Uwem Akpande nous livre des récits d'une très forte charge poétique. Il nous entraîne dans une traversée des pays ravagés par les misères sociales ou les guerres : Kenya, Bénin, Ethiopie, Nigéria, Rwanda… Il désigne les bourreaux de ces enfances-martyrs: faim, drogue, prostitution, traites, furies intégristes dévastatrices.

Il nous rend témoins de ces spirales de violence aveugle, focalisées sous les yeux des enfants eux-mêmes, survivants provisoires de guerres atroces. Ils voient, regardent, examinent, fouillent, et tentent de décrypter et de comprendre les comportements imprévisibles des adultes qui les entourent, qu’ils soient étrangers, proches, ou parents directs, happés par d’infernales spirales.

Le  point de vue privilégié est donc celui de ces enfants sacrifiés, à travers les récits des situations tragiques qui leur sont infligées. Récits cependant non dénués d’une espèce d’humour noir et d’une très forte charge poétique, qui se lisent d’emblée dans les titres des nouvelles.

Ainsi, le « Festin de Noël », qui pourrait être le titre d’un délicieux conte pour enfants, nous projette au contraire dans les famines que vivent des enfants plongés dans les détresses absolues de la misère sociale : sans toit, sans pain, sans école, ils sont drogués pour tromper leur faim quotidienne, et réduits à la prostitution pour survivre. Une misère sans fin qui, pourtant, ne les empêche pas de nourrir espoir et idéal : aller un jour à l’école, pour s’extirper de cet enfer sur terre. Incroyable résilience ! Mais la détresse finit toujours par l’emporter en leur infligeant  la pire des épreuves : l’arrachement aux siens et à l’amour qui les unit.

Dans « Gavés pour le Gabon », c’est le jeune Kotchikpa qui raconte. Il raconte la traite d’enfants béninois dont lui et sa jeune sœur Yewa devaient subir l’horrible expérience avec son lot de cruautés: engraissement forcé, dépersonnalisation,  déracinements, et exils  prémédités. Leurs regards tout neufs découvraient tour à tour crédules, étonnés, puis instruits de leur sort cruel, leurs petites vies courtes, éclats de vies émiettées, piétinées, ensanglantées. Si Kotchikpa a pu échapper finalement à son calvaire, ce n’est qu’au prix du remords sans fin de n’avoir pas réussi à sauver sa petite sœur Yewa. Inoubliable désespoir, comme un «passé devant soi» : «  je savais, conclut-il,  que jamais je ne pourrais m’enfuir assez loin pour oublier le hurlement de ma sœur. »

Dans cette lutte inégale, où ils se retrouvent engagés à leur (frêle) corps défendant, la parole est comme une sorte de personnage à part entière, qui jouerait tous les rôles. A priori, elle devrait être salvatrice comme le laisse présager le titre du recueil de "Dis que tu es des leurs».

Car si tu dis que tu es des leurs, tu as des chances de  sauver ta peau, pourrait-on penser. Mais tout le problème est de savoir qui sont vraiment ces « leurs » auxquels il faut prétendre appartenir. La problématique de l’identité se trouve ainsi posée dans toute sa complexité et sa réalité paradoxale et fuyante.

Dans la nouvelle intitulée « Corbillards de luxe » elle se complique à travers le problème encore plus inextricable du jeune nigérian Jubril, de père chrétien et de mère musulmane.  Au casse-tête chinois de définir l’identité en général, s’ajoute celui, insoluble, d’y intégrer les notions de double appartenance, et de multi confessionnalisme.

Pauvre Jubril! Lui qui « s’était toujours considéré comme un musulman et un habitant du Nord ». Lui qui  croyait tellement faire partie des « siens », rêvant de porter la « barbe de la charia ». Lui qui était allé jusqu’à tendre volontairement la main « pour qu’on l’ampute pour avoir volé une chèvre », convaincu « qu’il méritait sa punition.» N’avait-il manifesté pendant trois jours pour « l’instauration de la charia à Khamfi, même s’il savait (…) que la ville comptait autant de chrétiens que de musulmans."

Pouvait-il plus que cela démontrer qu’il était des leurs ?

Et pourtant ! Toutes les preuves qu’il avait pu donner de cette appartenance se sont avérées vaines lorsque ceux qu’ils considéraient comme ses amis, Lukman et Moussa, ont proféré leur « accusation : Jubril n’étaient pas des leurs, même s’il parlait le hausa avec un accent correct », l’obligeant pour sauver sa peau à prendre la fuite sous les cris de « Allahou Akbar ».

Etre ou ne pas être des leurs, là n’est finalement pas la question essentielle, semble nous dire Uwem Akpan.

Dans des contextes de violences, de guerres, et de vengeances improvisées où les passions aveugles ne dictent qu’une seule conduite : supprimer, tuer l’autre, défini par défaut comme l’ennemi à abattre, la priorité est de se pencher sur le sort tragique de ces enfances africaines, il s’agit de tout faire pour enfin libérer et préserver des générations entières d’enfants dévastés par les cataclysmes des guerres.

Car, comme le souligne Jubril, et cela vaut pour tous les enfants victimes des guerres, il y a une urgence absolue,  « l’urgence de sauver sa peau »…