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Méditerranée : le prix du mur. Comment l’Europe a transformé la mer en cimetière et les passeurs en millionnaires

Depuis des mois, Bruxelles s’enorgueillit de chiffres présentés comme une victoire : moins de bateaux interceptés, moins de migrants enregistrés aux frontières italiennes ou espagnoles, moins de débarquements en Sicile. Officiellement, la politique de coopération renforcée avec les pays du Maghreb fonctionne. Officieusement, c’est une autre réalité qui s’écrit — celle d’une mer qui avale, chaque semaine, des centaines de vies invisibles.

« Ce qu’ils appellent baisse des flux, nous l’appelons augmentation des morts », souffle Sofia, membre de l’équipage de l’Ocean Viking, joint ce week-end au large de la Libye. L’ONG SOS Méditerranée n’est plus qu’un des rares acteurs humanitaires encore autorisés à patrouiller dans les eaux internationales. Les autres ont été découragés, menacés ou empêchés. Pendant ce temps, les départs se poursuivent, depuis d’autres plages, sous d’autres noms, à des prix qui explosent.

L’Europe a construit, ces dix dernières années, un système de contrôle maritime et terrestre sans équivalent : satellites, drones, accords de réadmission, garde-côtes financés au sud. Résultat : les routes migratoires ne disparaissent jamais, elles se déplacent. Plus longues, plus risquées, plus lucratives.

Les murs ne stoppent pas les vagues, ils changent seulement le courant

Les passeurs libyens ou tunisiens ont compris la logique du marché. Le passage, autrefois proposé autour de 1000 euros, s’échange désormais entre 3500 et 6000 euros selon les conditions météo et la surveillance des côtes. Chaque renforcement européen fait grimper les tarifs. Chaque naufrage médiatisé devient une opportunité commerciale pour les trafiquants, qui savent que la détresse et le désespoir sont des moteurs plus puissants que n’importe quel mur.

« Les politiques de fermeture n’ont jamais arrêté les migrations. Elles ont simplement changé leurs modalités, les rendant plus meurtrières », explique un chercheur italien de l’université de Palerme, spécialiste des flux migratoires. En 2025, près de 3200 personnes ont péri ou disparu en Méditerranée selon les chiffres de l’OIM, un bilan officieux bien en-deçà de la réalité.

À chaque fois que l’Europe prétend “endiguer” la migration, elle alimente un marché parallèle : celui de la peur et de la survie. Derrière chaque Zodiac surchargé, il y a des familles ayant vendu leurs terres, des femmes qui ont fui des zones de guerre, des jeunes sans avenir au Sahel. Derrière chaque politique de “lutte contre les passeurs”, il y a, en vérité, une économie politique du désespoir qui prospère.

Le drame est d’autant plus cruel que ces dispositifs sécuritaires n’ont jamais résolu la question qu’ils prétendaient régler : celle de la dignité et de la mobilité humaine. Les accords signés entre Bruxelles et Tunis, Rabat ou Tripoli n’ont pas asséché les routes ; ils les ont rendues plus clandestines, plus inhumaines. En déléguant le contrôle migratoire à des États fragiles ou autoritaires, l’Union européenne a surtout exporté sa responsabilité morale.

« Ce qui se joue ici n’est pas un problème de sécurité, c’est une faillite morale collective », s’indigne un diplomate européen en poste à Malte. Car le paradoxe européen est là : plus on ferme, plus on tue ; plus on surveille, plus on invisibilise. Derrière les statistiques officielles se cache une logique de dissuasion par la peur, presque assumée. Laisser mourir pour décourager les suivants.

Les marins, eux, continuent de repêcher les corps. Les pêcheurs tunisiens, siciliens, maltais racontent les silhouettes dérivant dans les courants. L’Ocean Viking, lui, reste « le dernier gardien du droit international en mer », comme l’écrivait ce week-end Le Monde. Un symbole tragique d’une époque où sauver une vie est devenu un acte politique.

Les États européens pourront toujours afficher des bilans sécuritaires à la baisse. Mais au fond, une question demeure : combien de morts faudra-t-il encore pour admettre que ces politiques n’ont jamais fonctionné ? La Méditerranée n’est pas une frontière ; elle est un espace de circulation, d’histoire, de lien. Tant que l’Europe la traitera comme un rempart, elle continuera d’y perdre non seulement des vies, mais une part de son âme.

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