Un deal indigne : quand l’Europe paie la Tunisie pour repousser les migrants dans le désert
Depuis le début de l’année 2025, la Tunisie annonce avoir rapatrié près de 10 000 migrants en situation irrégulière, en majorité originaires d’Afrique subsaharienne, dans le cadre d’un programme présenté comme « retour volontaire ».
Le ministre tunisien des Affaires étrangères, Mohamed Ali Nafti, a en effet déclaré devant les parlementaires que ce dispositif, coordonné avec la Organisation internationale pour les migrations (OIM), visait à « ne pas faire de la Tunisie une zone de transit vers l’Europe ».
Pourtant, derrière les communiqués officiels, ce bilan cache une réalité beaucoup plus trouble. En effet, faute d’un accès régulier et sécurisé à l’Europe, de nombreux migrants se retrouvent bloqués dans le sud tunisien, notamment autour de localités telles que Amra ou Jbeniana, vivant dans des tentes ou des abris de fortune, privés de toute perspective d’avenir.
Les témoignages rassemblés par des associations de défense des droits humains sont alarmants : expulsions arbitraires, arrestations sans motif, insultes à caractère racial, expulsions sommaires, et surtout le refoulement de migrants vers des zones désertiques près de la frontière libyenne – des zones inhospitalières où survivre relève du défi.
Traitements indignes et abandon dans le désert
L’un des aspects les plus choquants de cette politique migratoire tunisienne est le mécanisme de refoulement hors des centres urbains, vers des lieux périphériques et désertiques. Un reportage de l’agence Reuters, en juillet 2023, relatait que des centaines de migrants subsahariens avaient été évacués de la ville de Sfax et conduits vers une zone militaire fermée située à la frontière libyenne. Le droit de rester sur place leur était retiré, et certains ont été escortés en train vers des zones proches de la limite sud du pays.
De tels actes consistent clairement en un traitement discriminatoire et inhumain, remettant en cause toute politique respectueuse des droits fondamentaux.
Ce qui se joue est bien plus qu’un simple contrôle migratoire : il s’agit d’un abandon de populations vulnérables dans des espaces où l’État tunisien ne garantit ni sécurité, ni accès à l’eau potable, ni assistance humanitaire digne de ce nom. Dans les forêts ou zones d’oliveraies de la région de Sfax, des migrants ont été enfermés dans des tentes sans prise en charge suffisante, certains témoignent du froid, de la faim, de l’attente interminable.
Les « retours volontaires » que la Tunisie met en avant s’inscrivent dans un contexte où la seule alternative pour ces personnes est le repli – ou l’échec. Certains migrants eux-mêmes évoquent un climat de contrainte implicite, où le choix de repartir « volontairement » ne l’est qu’en apparence.
Une « coopération opaque » au détriment des droits
La donne géopolitique est claire : face à la pression croissante de la Union européenne pour réduire les traversées de la Méditerranée, la Tunisie se positionne comme un «barragiste» à la place d’un pays d’accueil. Un accord signé en juillet 2023 entre Tunis et Bruxelles prévoit un appui de l’Union à hauteur d’un milliard d’euros pour soutenir l’économie tunisienne, en échange d’un renforcement des contrôles aux frontières et d’un gel des départs irréguliers.
Dès lors, ce partenariat apparaît comme une externalisation du contrôle migratoire européen : l’UE finance la Tunisie pour qu’elle bloque les départs, tandis que les migrants sont maintenus dans des zones de transit ou refoulés vers des régions marginalisées.
Selon un rapport de la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP), ce dispositif se fait « au détriment des droits », via une « coopération opaque », fondée davantage sur la logique de barrage que sur l’accueil.
Dans ce cadre, les 10 000 rapatriés annoncent moins une politique de retour humanitaire qu’un mécanisme de filtrage : pour l’Europe, moins de départs, moins d’arrivées ; pour la Tunisie, l’occasion d’être reconnue comme partenaire stratégique. Mais qu’advient-il de tous ceux qui restent ? Ceux-là sont laissés dans l’attente, dans des conditions indignes, voire dangereux. La solidarité dont ils auraient besoin est remplacée par une logique de survie. L’État tunisien, sous la pression européenne mais aussi sous des tensions internes, choisit le contrôle plutôt que l’accompagnement.
Photo: (DR)