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Carnet de voyage : Les Rois discrets d'Alger la Blanche 

Alger… la cité rebelle légendaire se dresse depuis des siècles face à la mer. Ses ruelles escarpées ont conservé l’écho des empires passés. Phénicienne, romaine, ottomane, coloniale, elle a vu se croiser marins et poètes, marchands et combattants. Et la voilà réapparue sous un nouveau jour, plus que jamais blanche et baignée de lumière. La clarté de ses façades et les nombreux espaces aménagés le long de son littoral invitent à la promenade, offrent des chemins d’escapade hors du brouhaha de la circulation. Les Algérois trouvent plaisir à s’y détendre à la fraîche, dans la sérénité d’un crépuscule apaisant. Et parmi eux, un peuple discret règne sur les places, les escaliers et aux portes des immeubles: les chats.

Ils sont partout, sur les terrasses des cafés, au coin des rues, dans le moindre espace vert, au seuil des mosquées, des boutiques, des boulangeries, des restaurants… impossible de ne pas en croiser un, deux, ou même trois, voire quatre, sagement ensommeillés ou en patrouille, mais sans hâte, avec une nonchalance gracieuse, une élégance désinvolte qui ne laisse pas indifférent. Les félins de toute taille et de toutes les couleurs sont rois sur les lieux publics. Les passants marquent un arrêt pour les contempler, prennent soin de les éviter, de leur céder le passage. Nul ne s’en agace, bien au contraire.

On a vu, le soir venu, des silhouettes en robe de chambre occupées à nourrir avec tendresse une bande de matous, coutumiers du quartier, qui iront ensuite tenir compagnie aux jeunes qui bavardent en fumant jusque tard dans la nuit les soirs d’été. Ils se lovent à leurs pieds ou sur leurs genoux, repus et ronronnant.
On a vu, le vendredi, jour de la grande prière, des troupes de mistigris se mêler aux fidèles à la sortie. Malicieux, ils savent qu’ils vont se montrer généreux, et c’est, ça et là, le rituel des festins hebdomadaires.

« Le chat est propre, c’est pourquoi il est toléré, y compris à l’intérieur de la mosquée. De plus, il ne casse pas la prière… » explique Mahmoud à la terrasse d’un café. Le sujet capte aussitôt l’attention des deux autres attablés. Au diable, la politique, la cherté de la vie, les tracasseries de transport, les pannes de voitures, la météo… Parler de ces fauves domestiques est le sujet favori des Algérois. Et les anecdotes sont inépuisables, car rares sont les foyers qui n’en accueillent pas.

Mahmoud n’est pas seulement bien informé sur le statut de ces ronronneurs en lieux saints, c’est un fin observateur de leur comportement. Et il ne s’en lasse jamais.
« Nous avons deux chats à la maison. L’un d’eux préfère mon épouse. Lorsqu’il prend place sur ses genoux, il m’ignore et me lance un regard narquois. En revanche, s’il lui arrive de s’absenter, il me tourne autour et se frotte à moi. Un chat souffre du manque d’affection », raconte-t-il, avec passion.
Slimane n’est pas de cet avis. « Erreur ! Les félins sont souverains, ils se passent de qui est supposé être leur maître, en changent quand bon leur semble. »

Un troisième interlocuteur, jusque-là silencieux, se penche soudain vers la table, les yeux pétillants d’un plaisir enfantin à l’idée de partager une histoire.
« Vous savez ce qui est arrivé au chat de mon voisin ? » lance-t-il avec emphase. Les deux autres se taisent aussitôt. « Figurez-vous que l’animal a parcouru plus de cent kilomètres, d’Alger jusqu’à Palestro, pour retrouver son maître ! »

Devant leurs mines sceptiques, il poursuit avec assurance. « Le type travaillait sur un chantier là-bas et devait rentrer au bout de quinze jours. Finalement, il est resté deux mois. Un matin, le chat a disparu. On a cru qu’il s’était fait écraser ou volé. Et bien non ! Quelques semaines plus tard, le voisin reçoit un appel d’un collègue : “Ton chat est ici, sur le chantier !” » Il mime la scène, yeux écarquillés, mains ouvertes. « Vous imaginez ? Le matou a flairé la piste et s’est lancé dans une véritable odyssée pour rejoindre son maître ! »

Mahmoud et Slimane échangent un regard amusé, entre incrédulité et fascination. Personne ne songe à contester l’histoire. À Alger, on ne met jamais en doute les récits de chats : ils appartiennent à une sorte de patrimoine oral où se mêlent merveilleux et quotidien.

Emporté par son propre récit, le conteur enchaîne sur un souvenir.
« À une époque, les Algérois avaient une autre passion : les chardonnerets. Dans les années 90, on en trouvait partout dans les cages suspendues aux balcons. On écoutait leur chant avec émotion. Certains hommes les imitaient à la perfection. Je me souviens d’un vieux du quartier qui fermait les yeux et reproduisait chaque trille comme un musicien virtuose. C’était un art, presque une religion. »

Mahmoud hoche la tête avec gravité. Slimane soupire. Tous trois savent que ces oiseaux au plumage éclatant ont été victimes d’un trafic juteux. « Ils sont devenus des marchandises », dit Slimane. « On les a arrachés aux arbres pour les vendre à prix d’or. » Leur envol libre a été remplacé par le tintement des pièces et le bruissement des cages alignées dans les marchés.

Le silence qui suit est doux-amer. Les trois hommes, accoudés à la terrasse, observent un matou tigré qui traverse la rue avec la majesté d’un prince. Mahmoud rompt le silence :
« Peut-être que l’amour des Algérois pour les chats aujourd’hui remplace celui qu’ils avaient pour les chardonnerets autrefois. »

Le conteur acquiesce. Slimane, d’ordinaire plus ironique, se fait presque philosophe.
« Les chardonnerets, c’était la nostalgie d’une nature libre, fragile, que la décennie noire avait rendue lointaine. Les chats, eux, sont restés là. Indépendants, dignes, insoumis. »

Mahmoud reprend : « Après tant de violence, d’angoisse et de méfiance, on avait besoin de figures familières, vivantes, pour réapprendre la douceur. Ces bêtes silencieuses, qui s’approchent sans peur, sont devenues une manière d’humaniser les rues. »

Le troisième conclut d’une voix lente :
« Les chardonnerets chantaient. Les chats, eux, nous regardent. Leur présence apaise. Elle nous relie au monde vivant. »

Le soleil décline sur Alger. À la terrasse, la conversation s’étire dans une atmosphère de confidence. Au loin, un muezzin appelle à la prière, et les félins, imperturbables, continuent leur règne discret sur la ville blanche.

Photo: Yassine Boualam

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