c’est l’histoire de la désindustrialisation, du chômage, de l’immigration, des bidonvilles... (DR)

Reportage: Quartiers Nord de Marseille, la vie malgré tout

Chemins de l’excellence dans les quartiers nord de Marseille, comme un défi à la mauvaise réputation…  on peut aller les dénicher dans l’obscurité de l’économie souterraine, et découvrir alors qu’un autre regard est possible sur ces territoires minés par la pauvreté qui font habituellement l’actualité des faits divers, au rythme des règlements de compte entre dealers.

Khalid, Christian, Dylan, Jeremy, Zakaria, Denis ne sont pas peu fiers et enthousiastes, ils ont « la tête dans les étoiles ». L’expression désigne le projet qui les rassemble : la fabrication d’un ULM, un planeur léger long de 9 m et motorisé, dans lequel, une fois achevé, ils s’enverront en l’air pour un vrai baptême, à tour de rôle en compagnie d’un pilote professionnel. « Cela n’arrive qu’une seule fois dans la vie, à moins d’être dans l’aéronautique », plaisante Julien Acquaviva, directeur des ateliers de l’association « Appel d’Aire », un vivier de créateurs en herbe, des jeunes de 16 à 25 ans. Le personnel qui les encadre parle de « réappropriation des démarches d’apprentissage, d’estime de soi, de véritable restauration narcissique d’adolescents qui ne croient plus en eux ».

Un atelier mécanique pour les jeunes

Une alternative salutaire pour des « profils abîmés par des échecs scolaires, des épreuves familiales ou autres », explique Marie Chesnoy responsable de la Maison de l’Apprenti à La Cabucelle, quartier d’enfance du chanteur Ives Montand, proche du Port, l’un des plus pauvres de Marseille depuis la désindustrialisation des années 70. Dans l’atelier mécanique « on retape en ce moment une Renault Juva 4, voiture de collection que l’on va transformer avec un carburant écolo. On travaille aussi sur des voitures de rallye sous l’œil d’un éducateur technique qui a fait des Paris-Dakar et les jeunes y réparent leur scooter », énumère Marie. Et d’insister, au-delà des nombreuses activités d’apprentissage autour de tous les corps de métier, sur une expérience des plus valorisantes que mène la structure : « Intervenir auprès de personnes âgées isolées et sans ressources qui ne peuvent faire appel à des artisans pour réaliser des travaux de rénovation ». Des « liens intergénérationnels et de solidarité, cachet singulier de nos quartiers populaires, dont les médias ne parlent jamais, trop habitués à mettre seulement en avant le trafic de drogue », regrette-t-elle.

Des potagers pour mieux se nourrir

Une grande souffrance assurément pour les habitants que cette perception réductrice et sans doute trop facile, « une double peine avec la pauvreté ! » martèle pour sa part Marcelo Chaparro, directeur de la Maison des associations et des familles à Font-Vert, l’une des plaques tournantes du commerce de stupéfiants. Il dénonce l’abandon des services publics, le délabrement du bâti. Mais il n’est pas près de baisser les bras pour faire en sorte que les choses changent et imposer une autre image. Son projet clé : les « jardins partagés », une belle aventure. Quarante parcelles de 300 mètres chacune ont été aménagées aux alentours des immeubles en concertation avec les locataires. « Au départ personne n’y croyait, mais les familles se sont beaucoup investies et le visage du quartier a changé. On a récupéré des lieux jusque-là inutilisés et mal entretenus, des personnes âgées y viennent désormais. Le produit des potagers permet aux habitants de mieux se nourrir », raconte Marcelo.

Les chibanis transmettent leur savoir-faire

L’expérience qui force l’admiration puise de plus ses sources dans l’histoire de Font-Vert. «Les grandes familles qui sont là depuis deux ou trois générations sont issues de la paysannerie algérienne, de la première immigration qui venaient principalement des Aurès. Des chibanis et des chibanias retrouvent les gestes ancestraux sur ces jardins partagés en transmettant leur savoir-faire aux nouvelles générations », explique Karima Berriche, militante associative dans la cité voisine de la Busserine. Barres et tours de Font-Vert ont en effet été construits sur le bidonville qui abritait ces premières vagues d’immigrés. « Avant eux, les cheminots de la SNCF exploitaient sur les mêmes lieux des jardins ouvriers équipés de baraques pour les outils, ces espaces renaissent plusieurs décennies après, cela fait chaud au cœur », commente Karima. Fort de cette performance urbaine et social, Marcelo veut quant à lui aller de l’avant, convaincu qu’il fait bon vivre à Font-Vert. « On a mené une enquête, dans leur grande majorité les habitants ne veulent pas quitter les lieux, le lien est trop fort, malgré la présence des dealers et le sentiment d’abandon », affirme-t-il. C’est ce même lien qu’immortalise la photographe Yohanne Lamoulère dans ses superbes clichés sur des scènes de vie dans les quartiers nord où elle a choisi de « vivre et de travailler ». Un habitant comorien en vêtement traditionnel qui descend des marches en plein air, trois ados autour d’une mobylette, une danseuse de hip hop en minishort, un cantonnier qui pose fièrement avec son balai, deux arbres dégarnies devant un immeuble aux persiennes closes… Des photos qui ont été exposées durant toute l’année 2013 sur les 50 m2 du mur extérieur du cinéma l’Alhambra à Saint André. « Elles n’ont pas bougé, les couleurs se sont à peine abîmées, et les habitants ont eu plaisir à retrouver ce récit par l’image de leur quotidien », se souvient Yohanne qui n’a pas fini de faire la chasse aux singularités de cette facette populaire de Marseille.

Un café citoyen pour échanger

Mais que connaît-on vraiment de celle-ci et plus particulièrement des quartiers nord ? «Prenez une carte de l’office du tourisme qui est distribuée actuellement à Marseille, ils n’y figurent pas ! » s’offusque la sociologue Samia Chabani, déléguée générale de l’association Ancrage. Une partie de la ville est rendue « invisible » pour une raison  évidente : c’est l’histoire de la désindustrialisation, du chômage, de l’immigration, des bidonvilles, « un récit industriel et patrimonial que l’on n’entend pas valoriser. A partir des années 80, Gaston Deferre (maire de Marseille de 1953 à 1986, ndlr) va d’ailleurs se désintéresser de ces quartiers qui, de plus, votent communiste ». C’est pourquoi Ancrages travaille à produire un contre-discours fondé sur « la mise en perspective historique de ces territoires, de leur peuplement, de leur cosmopolitisme », explique la sociologue qui dresse la liste d’un programme ambitieux pour la reconstitution de la mémoire : ateliers pédagogiques en direction des jeunes et des enseignants, balades urbaines commentées, création d’un centre de ressources documentaires -dans les quartiers nord, il y a une bibliothèque pour 150.000 habitants- et ouverture d’un « café citoyen à l’Estaque (en bord de mer, ndlr), lieu de rencontres, d’échanges et de débats ». De quoi promouvoir une autre image que celle fréquemment répandue, montages médiatiques désastreux qui font la part belle aux faits divers sordides à sensation, sans jamais mettre en valeur les modes de vie des habitants, la richesse de leur diversité, leurs énergies créatrices et surtout l’attente d’une jeunesse constamment contrainte de rentrer dans le reste de la société par effraction. Un incroyable gâchis.


Source: Courrier de l'Atlas N° 104, Juin 2016