« L’Heure et la Poussière » : une nouvelle inédite de Pedro Jiménez (Abonnés)
Que reste-t-il de l’humain quand le devoir impose le silence ? Le voyage bouleversant d’un jeune Marseillais déchiré entre deux fidélités, deux terres, deux visions du monde. Une quête de vérité au cœur de l’horreur. Découvrez « L’Heure et la Poussière », une nouvelle qui explore les fissures de la conscience et le prix de la dignité.
Par Pedro Jiménez
Lecture 30 mn
C’était à cet instant suspendu, quand le soleil se couche derrière le Frioul. Une échappée que je ne manquais quasiment jamais, quelle que soit la saison, quelle que soit la circonstance. L’emplacement de mon balcon m’offrait le plaisir de cette brève insouciance. Ce soir-là, j’eus la sensation qu’une porte s’ouvrait devant moi. Ma décision était prise. La rédaction de mon récit était achevée. Je l’enverrais à qui voudrait bien le lire, à qui pourrait m’aider à faire jaillir ce cri resté trop longtemps enfoui. Mettre fin à cette culpabilité, être entendu, peu importe qu’on me comprenne ou non. C’était la seule brèche dans ce mur qui m’enfermait.
Quand la boule de feu disparut à l’horizon, s’imposa à moi le flux inévitable d’informations continues, ce serpent qui nous tourne constamment autour et dont on ne peut plus se débarrasser. Des mots de plomb, ressassés, tordaient les nerfs : cessez-le-feu, famine, malnutrition, frappes, otages, Hamas, Tel-Aviv, Netanyahou… Mais comment se passer de cette écoute, pourtant envahissante, quand le monde brûle ailleurs ? Mon regard se brouilla : la mer que j’aimais tant me renvoyait une image fissurée, comme moi.
Alors oui, décision prise ! Encore quelques relectures et je balancerai mon texte. Qu’ils aillent tous au diable. Se taire, c’est servir ce monde pourri. Mon histoire est là, sur cette clé USB serrée dans mon poing, prête à livrer mon cri à la lumière. Je m’imposai le silence et allumai fiévreusement mon ordinateur.
Le souvenir glisse, insaisissable. À partir de quand ai-je commencé à me sentir double ? Était-ce un soir de shabbat, à Marseille, quand ma mère allumait les bougies dans la cuisine et que mon père s’ennuyait en silence dans le salon, avant de se réfugier dans son bureau ? Ou bien ce jour où je me surpris à l’écouter avec attention me parler de Jaurès, à la table d’un estaminet de Noailles, après le marché, un samedi justement, car il ne franchissait jamais le seuil de la synagogue du quartier ?
Ma mère savait tout d’Israël. Elle pouvait en parler durant tout un repas de famille, passer avec aisance d’un thème à l’autre : la démographie, le prix des appartements, la qualité des hôpitaux. Certains mots qu’elle répétait avec insistance semblaient avoir un goût sucré au bout de sa langue : « aliyah », « protection », « avenir ». Et toujours, ces phrases qu’elle me soufflait en catimini comme des instructions à peine voilées : « tu décideras », « tu verras plus tard ». J’imaginais une boussole glissée à mon insu dans ma poche.
À ces moments-là, quand elle se déchaînait, le vieux — j’aimais l’appeler ainsi, bien qu’il n’en fût pas encore un — manifestait son agacement en déplaçant les couverts, en triturant la télécommande, à la recherche d’une information capable de mettre fin au refrain obsessionnel de son épouse. Parfois, en s’adressant à moi, il rappelait avec gravité que l’Histoire — qu’il enseignait à l’université — est un sentier escarpé qu’il faut aborder avec prudence. Que la religion, après tout, n’est pas le centre du monde.
Une fracture ? Un conflit de rôles ? Je n’osais pas y répondre. Pas encore. Jusqu’à ce que je prenne mon envol. À la maison, selon l’humeur de ma mère, j’étais « Dado » ou « mon fils ». Et chez ses amis, j’étais le futur médecin, celui qui « ira là où les siens ont une terre ». Du côté de mon père, en revanche, ce qui restait encore de sa famille débarquée du Maroc, c’était un nom : Sarfaty. Le mien. Un nom qui ne laissait jamais indifférent, car il ouvrait aussitôt des tiroirs de mémoire, tels des chuchotements. Et un prénom dont la seule évocation divisait, parfois même avec véhémence, au point de risquer de mettre le feu à la table : celui d’Abraham, « l’oncle communiste », qui avait défié Hassan II et payé son opposition de dix-sept années derrière les barreaux.
Mon père était resté fidèle à cet héritage. Il y voyait un fil de résistance, une fidélité. Il me répétait que la dignité ne se négocie pas, pas plus à Jérusalem qu’à Rabat ou à Paris. Il se méfiait des drapeaux, des vérités toutes faites, des chants martiaux. Quand j’allais chez mes cousins du côté de mon père, j’étais « le petit de Raphaël, le prof », celui qui apprendrait peut-être l’arabe « pour les chansons ». Je ne détestais pas cette partition ; elle me donnait de quoi me cacher. Mais à Marseille, les vents tournent sans prévenir ; je changeais de cap avec eux.
Et toujours, derrière mon prénom, je traînais ce patronyme trop lourd : Sarfaty. Il brillait comme un étendard ou pesait comme un fardeau, selon l’oreille qui l’entendait. À l’école, on me lançait parfois : « Ah, comme ton oncle ! », et je ne savais jamais s’il fallait me redresser de fierté ou baisser les yeux pour éviter la dispute.
L’été, la destination des vacances était quasiment toujours la même. Ma mère et moi, nous nous envolions pour Tel-Aviv, chez mes grands-parents maternels. Mon grand-père, sec comme un coup de trique, me soufflait dès l’arrivée des phrases en hébreu que je comprenais à moitié. Ma grand-mère remuait des casseroles de riz au safran en répétant « chazak ve’ematz » — sois fort et courageux. Le vendredi soir, je trottais à ses côtés jusqu’à la petite synagogue de la rue Latrun. Certains hochaient la tête à mon passage. Dado devenait sèchement David sous ces néons froids ; j’aimais et je redoutais mon vrai prénom, tant il me semblait truffé de promesses et de malentendus. Promesse d’une vie pleine de surprises ; malentendu parce que j’y sentais mon identité de Français, de Marseillais surtout, à qui il peut arriver de parler librement et à voix haute.
À Tel-Aviv, les soldats, garçons et filles de mon âge, portaient leurs fusils avec un naturel qui me laissait perplexe. À Marseille, les uniformes, c’était seulement pour les flics ou les militaires de Vigipirate, qui déambulaient de temps à autre dans les rues du centre-ville. Un soir, sur la corniche, ma mère désignait les lumières au loin et disait : « Regarde comme c’est beau », mais je voyais surtout les checkpoints à la télévision, les mots dans la bouche de certains adultes qui sonnaient comme des portes qui claquent. La ville entière brillait d’une fierté que je ne savais pas nommer. Moi, je comptais les secondes entre les vagues.
En rentrant, Marseille me paraissait d’un coup plus lente, plus tendre, plus fausse aussi. Les plateaux de fromages remplaçaient les baklavas, les conversations reprenaient leur duel feutré. Mon père m’offrait des livres à la fin de chaque été, des romans qui disaient la mer autrement, des essais qui rappelaient que les frontières sont des couteaux à double tranchant. Un soir, il a sorti d’un dossier en carton des cartes aux couleurs passées. Il n’a pas fait de discours ; il a simplement posé son doigt sur des taches vertes qui rétrécissaient d’une décennie à l’autre. « Ce qu’on donne à certains, on le prend à d’autres, disait-il ; les cartes sont des récits qui se prennent pour des preuves. » Je regardais les contours trembler sous sa main. Je n’étais pas sûr de comprendre, mais un malaise s’installait, discret, comme une semelle humide dans une chaussure.
Plus tard, à l’adolescence, la tension est montée d’un cran. Ma mère, cadre rigoureuse aux idées droites, ne manquait jamais la synagogue le vendredi ; elle ne chantait pas faux. Elle respectait le sabbat avec un amour d’horlogère et, quand elle me demandait si j’irais avec elle, c’était sans menace, mais je sentais dans son regard l’attente d’une fidélité. Mon père, historien de service, se moquait gentiment de ma paresse le samedi matin, puis me proposait d’aller au marché aux livres. La maison était un balancier ; je me sentais parfois l’axe qui craque.
Le jour où tout s’est fixé en moi, c’était un après-midi au parc Longchamp. Le ciel avait une clarté de vitre. Mon père et moi marchions à pas lents, longeant les bassins où les enfants lançaient des bateaux en plastique. Il n’y avait pas de dispute ce jour-là, pas d’arguments, seulement ce silence où la confiance peut se déposer. Je me souviens de son profil, des rides qui partaient des yeux comme des rayons usés, de sa main qui tremblait un peu — un tremblement de fatigue, pas de peur. Nous nous sommes assis sur un banc, près d’un platane qui griffait l’air. Il a attendu que je m’adosse. Puis il a dit, sans me regarder : « La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie. »
Je n’ai pas répondu. La phrase a glissé dans ma poitrine, s’est logée quelque part près du sternum. Il a continué, très doucement, comme on explique à un enfant comment traverser quand le feu passe au vert : « On te dira que le monde est simple, qu’il y a les nôtres et les autres, les justes et les coupables, les vivants qui méritent et les morts qui prouvent. On te demandera de choisir vite. N’oublie pas : on ne protège rien en écrasant des corps. On ne répare pas les morts avec d’autres morts. » Il a souri, un peu honteux de sa gravité. « Pardonne ton vieux père, ça lui arrive d’être prof même le dimanche. »
Je l’ai regardé comme on regarde un guide qui connaît le sentier mais ne prendra pas la marche pour soi. Je n’ai pas osé lui dire que je me sentais parfois étranglé entre deux fidélités, que le visage de ma mère me retenait la nuit dans sa clarté tenace, que mes étés là-bas m’avaient appris un autre battement du cœur. Je n’ai pas su dire non plus que j’aimais l’idée d’Israël sans savoir la porter, que je rêvais d’être médecin depuis les premières visites aux urgences de la Timone, quand les blouses blanches semblaient des armures contre l’absurde. Nous sommes rentrés par la rue Consolat. Mon père a acheté des figues, m’en a tendu trois comme on remet des gages. « Tu rentres à quelle heure ce soir ? » J’ai répondu au hasard. La lumière baissait sur les façades ; Marseille avait ce goût de sel au bord des lèvres, impossible à rincer.
Les années suivantes ont ressemblé à un rouleau compresseur déguisé en calendrier. J’ai grandi, j’ai passé le bac, j’ai commencé la médecine. Ma mère a prononcé de plus en plus souvent le mot « Tel-Aviv » comme on répète le nom d’une ville où l’on a été heureux, pour que le bonheur revienne. Mon père a pris l’habitude de s’effacer au bout des phrases, comme s’il me laissait une zone de silence où choisir.
Je n’ai pas su quand mon choix s’est décidé. Peut-être un soir où, dans le salon, ma mère a posé sur la table les papiers d’inscription pour une équivalence à l’université de Tel-Aviv, en disant : « Tu verras, là-bas, on sait former des médecins qui sauvent. » Mon père n’a rien dit. Il a seulement replacé son verre de thé à distance du dossier, comme pour ne pas le tacher. J’ai signé. J’ai entendu le bruit du stylo sur le papier comme un ticket composté. Je me suis dit que je partirais pour guérir, que l’étranger deviendrait une autre façon d’habiter Marseille, que la médecine me tiendrait droit entre leurs deux mondes. Je me suis dit que je pourrais être un pont. Je me suis trompé. J’étais une ligne de faille.
J’ai serré la phrase du parc Longchamp dans ma poche comme une amulette. Elle pesait peu. Elle allait peser lourd. Je croyais partir pour étudier, mais, à peine installé, c’est l’armée qui m’a rattrapé. En Israël, la loi ne laisse pas de répit : trois ans pour les hommes, deux pour les femmes. J’avais dix-huit ans à peine, l’hébreu encore hésitant, les gestes maladroits, et déjà on m’avait mis dans une caserne. Mon grand-père m’avait dit, le soir de mon incorporation : « Là-bas, tu deviendras un homme. » Ma grand-mère avait simplement serré ma main plus longtemps que d’habitude, comme pour retenir le fil invisible qui me reliait à elle. Je me sentais étranger dans cet uniforme, étranger parmi des garçons et des filles qui riaient d’un même accent, d’une même histoire. Moi, j’étais celui qui venait de Marseille, celui qui ne jurait qu’à moitié dans la langue, celui qui cachait ses doutes derrière un sourire un peu trop poli.
On m’avait affecté comme secouriste de combat. Peut-être parce que j’avais dit, un peu naïvement, que je voulais devenir médecin. On m’a donc confié une trousse de soins et un manuel, et j’ai appris à poser un garrot dans la poussière, à comprimer une artère sous le feu, à évacuer un blessé en rampant. Les exercices ressemblaient à des chorégraphies absurdes : hommes couchés dans la boue, cris simulés, sang artificiel. Mais je savais que ce n’était pas du théâtre. Derrière chaque simulation se profilait l’idée qu’un jour, ce serait vrai. Les instructeurs le répétaient sans cesse : « Tu n’es pas là pour penser. Tu es là pour maintenir en vie. » Alors j’ai appris à étouffer mes questions. À me concentrer sur les gestes, pas sur le sens.
La première fois que j’ai vu un corps inanimé, ce n’était pas un exercice. C’était une embuscade ratée au sud d’Hébron. Nous étions en patrouille quand une pierre a éclaté le pare-brise d’un véhicule devant nous. Les tirs ont suivi, secs, rapides. J’ai senti mes jambes trembler, mais mes mains ont fait ce qu’on m’avait appris : ouvrir la trousse, sortir les bandages, arrêter l’hémorragie. Le soldat que je soignais haletait comme un chien blessé. Il me fixait, comme s’il cherchait dans mes yeux la promesse que tout irait bien. Il a survécu. Je ne me suis pas senti fier. Juste vidé. Cette nuit-là, au camp, j’ai écrit une seule phrase dans un carnet : « On apprend vite à aimer trop fort le battement d’un cœur. »
Les mois ont passé, rudes, poussiéreux. Je suis devenu ce qu’ils appelaient un « bon soldat ». Je savais manier la radio, courir avec cinquante kilos d’équipement, improviser une perfusion dans une tranchée. J’avais dix-neuf ans et je parlais la langue de l’armée mieux que celle de mes rêves. Pourtant, chaque permission me ramenait chez mes grands-parents, à Tel-Aviv, dans une maison où l’odeur du riz au safran effaçait un peu la sueur du treillis. Ma grand-mère me répétait encore « chazak ve’ematz », et je faisais semblant d’y croire. Mon père m’écrivait depuis Marseille, de longues lettres que je n’osais pas toujours ouvrir. Je savais qu’il me reprochait ce choix, qu’il craignait pour moi. Moi, je voulais lui prouver que j’étais plus fort que ses doutes. Alors je me taisais.
Trois ans ainsi. Trois ans d’uniforme, de désert, de peur contenue. Quand enfin la date de ma libération est arrivée, j’ai rendu mon casque et mes bottes comme on rend une peau empruntée. J’avais vingt et un ans, les traits plus durs, mais une seule certitude : je voulais guérir, pas tuer. Je me suis inscrit à l’université de Tel-Aviv, en médecine. Les cours reprenaient là où mon service militaire m’avait interrompu. Cette fois, ce n’était plus la simulation d’un champ de bataille, mais l’anatomie froide des amphithéâtres, les couloirs stériles des hôpitaux. Je plongeais dans mes études comme on plonge dans une mer profonde : j’y trouvais un apaisement, une cohérence. Enfin, je pouvais me dire que mes gestes serviraient la vie, pas l’inverse.
Les années d’études furent exigeantes mais limpides. Je découvrais la précision des diagnostics, l’écoute des patients, la beauté simple d’un cœur qui reprend son rythme après une défibrillation. Je passais mes nuits à réviser, mes jours à observer. À Marseille, mes amis commençaient des carrières, construisaient des familles. Moi, j’avais choisi cette voie, et je m’y accrochais. Je croyais que la médecine m’avait sauvé de l’armée, qu’elle m’avait rendu à moi-même. Je me disais : « Cette fois, je ne laisserai plus les uniformes me dévorer. »
Le 7 octobre 2023, tout a basculé. C’était un samedi, et je finissais une garde aux urgences de l’hôpital Ichilov.