Méditerranée, cimetière marin : 91 migrants secourus par les garde-côtes italiens
La mer n’a pas de saison. À l’automne, comme en été, elle avale encore des vies humaines au large de Lampedusa. Quatre jours après une nouvelle opération de sauvetage menée par les garde-côtes italiens, le scénario se répète, presque inchangé : un bateau en détresse, des dizaines de migrants épuisés, deux morts, des corps anonymes engloutis par la fatalité. Quatre-vingt-onze personnes ont été secourues dans la nuit de samedi à dimanche, à une trentaine de kilomètres des côtes italiennes. Deux autres, retrouvées sans vie à bord, n’auront jamais foulé le sol européen qu’elles espéraient rejoindre.
Selon les garde-côtes italiens, l’alerte a été donnée par un avion de surveillance de l’agence européenne Frontex. Deux patrouilleurs ont été dépêchés sur la zone pour récupérer les survivants et les transporter vers Lampedusa, où ils ont été pris en charge par les équipes médicales. Ce nouvel épisode illustre, une fois de plus, la tragédie quotidienne qui se joue aux frontières de l’Europe forteresse. Ni la baisse des températures ni la mer agitée ne dissuadent celles et ceux qui fuient la guerre, la misère ou les persécutions de tenter la traversée.
La politique européenne de dissuasion ne dissuade personne
Ils viennent de Libye, de Tunisie, d’Érythrée, du Soudan ou du Sahel. Des hommes, des femmes, parfois des enfants, embarquent sur des esquifs de fortune, entassés dans des conditions inhumaines. Beaucoup périssent avant même d’avoir entrevu les lumières de l’île italienne. En 2025, les chiffres restent accablants : plus de 55 000 arrivées par la mer ont été recensées depuis janvier, selon le ministère italien de l’Intérieur, un chiffre presque identique à celui de l’an dernier. Autant dire que la politique européenne de dissuasion ne dissuade personne -sinon les consciences.
Car l’Italie, sous la pression de Bruxelles, a depuis longtemps fait le choix du contrôle plutôt que de l’accueil. Rome a signé des accords avec la Tunisie et la Libye, finançant leurs garde-côtes et leurs centres de détention pour freiner les départs. En réalité, ces accords externalisent la répression. En Tunisie, des centaines de migrants subsahariens sont régulièrement abandonnés dans le désert, sans eau ni vivres. En Libye, d’innombrables témoignages font état de tortures, de viols et d’extorsions dans les camps où sont parqués les candidats à l’exil. L’Union européenne ferme les yeux : ces abus sont le prix de son confort moral et politique.
À chaque sauvetage, les responsables européens saluent l’efficacité des garde-côtes, tout en oubliant d’interroger la cause de ces départs désespérés. L’Europe continue de s’ériger en citadelle, dépensant des milliards pour surveiller ses mers et repousser les migrants, mais incapables d’investir sérieusement dans des politiques de développement ou d’intégration. Depuis des décennies, les économies africaines demeurent asphyxiées par l’échange inégal, par des structures héritées de la colonisation et des partenariats économiques qui enrichissent toujours les mêmes. Tant que cette inégalité perdurera, les pirogues continueront de quitter les rivages tunisiens et libyens, au mépris du danger.
Des politiques d’aveuglement et d’exclusion qui tuent
Sur la route de la Méditerranée centrale, les morts s’accumulent et les mots s’usent. Chaque communiqué officiel parle d’un « drame », d’une « tragédie », d’un « nouveau naufrage ». Mais derrière ces formules se cachent des existences brisées et un système politique incapable de penser autrement que par la fermeture et la peur. Il ne s’agit pas d’une fatalité naturelle : c’est une conséquence directe de choix humains, économiques et géopolitiques.
À Lampedusa, les habitants continuent de voir débarquer, semaine après semaine, des silhouettes hagardes, rescapées de l’enfer. Les bénévoles de Médecins sans frontières, du HCR ou de la Croix-Rouge les accueillent, pansent leurs blessures, recueillent leurs récits -avant que la bureaucratie ne reprenne ses droits. L’Europe, elle, se retranche derrière ses murs, ses accords et ses statistiques, incapable de reconnaître que la Méditerranée n’est plus un espace de rencontre, mais un cimetière marin.
Le sauvetage de ces 91 migrants rappelle que la mer n’est pas l’ennemie. Ce sont les politiques d’aveuglement et d’exclusion qui tuent. À l’heure où la solidarité se criminalise, il faudrait peut-être cesser de célébrer les opérations de secours comme des exploits isolés, et enfin repenser la responsabilité collective de ce naufrage permanent.
Photo: archives Médecins sans Frontières