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Migrants sacrifiés, Europe coupable : la plainte qui secoue l’Union

C’est une plainte sans précédent. Deux avocats des droits humains, Omer Shatz et Juan Branco, ont saisi la Cour pénale internationale (CPI) pour « crimes contre l’humanité » contre 122 responsables européens, accusés d’avoir sciemment conçu et maintenu une politique migratoire meurtrière en Méditerranée.

Parmi les noms figurent Emmanuel Macron, Angela Merkel, Donald Tusk, Federica Mogherini, Mark Rutte ou encore Fabrice Leggeri, ex-directeur de Frontex. Leur dossier de 700 pages, fruit de six années d’enquête, établit un lien direct entre les décisions prises à Bruxelles et la mort de 25 000 migrants, ainsi que les abus subis par 150 000 autres, renvoyés en Libye pour y être détenus, torturés, violés ou réduits en esclavage.

L’Europe au banc des accusés

Ce que les avocats dénoncent, c’est une architecture politique assumée : externaliser la frontière vers une Libye dévastée, transformer les garde-côtes libyens en sous-traitants de la forteresse européenne, et faire de la dissuasion par la peur un instrument de régulation migratoire. « Nous avons pénétré au cœur de cet appareil de pouvoir », explique Omer Shatz.

Le mémoire cite des comptes rendus de réunions du Conseil européen, des notes diplomatiques et des entretiens avec plus de 70 hauts fonctionnaires : autant de preuves d’un système où les dirigeants savaient. Savaient que les migrants interceptés seraient enfermés dans des geôles sordides ; savaient que la coopération avec les milices libyennes nourrissait des crimes de masse ; savaient que chaque refoulement, chaque naufrage, chaque renvoi contribuait à une tragédie humaine programmée.

La France, l’Italie et l’Espagne sont en première ligne. Paris a soutenu dès 2017 la reconstitution des garde-côtes libyens ; Rome a signé des accords directs de coopération maritime et fourni des équipements ; Madrid, tout en multipliant les discours humanistes, a renforcé la coordination avec Frontex pour limiter les traversées depuis la côte nord-africaine. En pratique, ces trois pays ont cautionné la sous-traitance des contrôles migratoires à des acteurs non étatiques libyens, en échange d’une baisse des arrivées sur leurs rivages. L’argument officiel ? « Lutter contre les passeurs ». La réalité, documentée par l’ONU comme par les ONG, révèle un engrenage d’abus systématiques et de naufrages à répétition.

Une souveraineté au-dessus du droit ?

Pour leurs défenseurs, les dirigeants européens n’ont fait qu’exercer leur souveraineté : protéger leurs frontières, réguler les flux, assurer la sécurité nationale. Mais c’est précisément cette justification que la plainte remet en cause. Peut-on invoquer la souveraineté pour déléguer à des milices étrangères le contrôle d’êtres humains, en connaissance de leurs exactions ? Peut-on externaliser la violence et se laver les mains des conséquences ? Derrière la question juridique se profile une question morale : où s’arrête la responsabilité politique, où commence la complicité criminelle ?

Les avocats rappellent que le droit pénal international, né des crimes du XXᵉ siècle, n’a jamais été appliqué à l’Europe elle-même. « Le droit de la CPI est né ici, mais il ne s’appliquait qu’aux autres », souligne Shatz. Cette plainte vise donc à inverser la logique : soumettre les puissances européennes à la même exigence que celles qu’elles jugent.

Le silence de Bruxelles

L’Union européenne, elle, persiste. Officiellement, la coopération avec la Libye « vise à protéger les migrants » et à « lutter contre la traite ». Dans les faits, la Commission a récemment reçu des responsables des deux factions libyennes pour renforcer la coordination avec Frontex, malgré les preuves d’abus. Un porte-parole européen l’a répété : la politique reste « conforme aux droits humains ». Un cynisme que dénoncent les ONG comme Alarm Phone : « Avec le soutien de l’UE, les milices libyennes se sont transformées en une force brutale qui agit avec impunité. »

Le procureur de la CPI, Karim Khan, s’est pour l’instant abstenu de commenter, d’autant qu’il est lui-même visé par une enquête interne. Mais la démarche des avocats, soutenue par de nombreuses organisations internationales, pourrait contraindre la Cour à s’emparer du dossier. Si une enquête était ouverte, ce serait la première fois que des dirigeants occidentaux seraient poursuivis pour des crimes commis en dehors d’un contexte de guerre. Politiquement, l’impact serait considérable : il redéfinirait la notion de responsabilité européenne dans la mort de milliers d’exilés.

Quoi qu’il advienne, la plainte agit déjà comme un miroir : elle renvoie à l’Europe son double obscur, celui d’une union qui prétend défendre les droits de l’homme tout en érigeant des murs. Entre souveraineté et humanité, l’Europe a choisi la frontière. La justice internationale, peut-être, la forcera à en regarder le prix.

 

Photo: Human Rights Watch

 

 

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