Gaza : deux ONG israéliennes accusent leur armée de génocide

Gaza : deux ONG israéliennes accusent leur armée de génocide

Un séisme moral secoue Israël : B’Tselem et Physicians for Human Rights dénoncent une politique d’extermination délibérée à Gaza. Les directeurs respectifs de ces organisations se sont expliqués dans une interview accordée au journal Le Monde

C’est une prise de parole sans précédent, un acte de courage politique et moral qui fait l’effet d’une déflagration dans une société israélienne encore sous le choc de l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023. Deux ONG majeures de la société civile, B’Tselem et Physicians for Human Rights Israel (PHRI), viennent de publier, ce 28 juillet, deux rapports accablants : selon elles, l’armée israélienne mène à Gaza une politique intentionnelle de destruction de la société palestinienne. En un mot : un génocide.

Un mot que nul, jusqu’ici, n’osait prononcer.

« Il faut appeler un génocide par son nom », tranche Yuli Novak, directrice de B’Tselem. Depuis près de deux ans, les bombardements incessants, les blocus humanitaires, les destructions ciblées d’hôpitaux, d’écoles, d’habitations et d’infrastructures vitales, ont fait plus de 57 000 morts – dont 70 % de femmes et d’enfants –, amputé près de 5 000 personnes, affamé des milliers de familles. Des actes, selon les deux ONG, qui cochent au moins trois des cinq critères définis par le droit international pour caractériser un génocide.

Une démarche méthodique, une accusation implacable

Les rapports s’appuient sur des mois de recueil de témoignages, d’analyses juridiques et de documentation de terrain. « Nous avons consulté des experts du droit international et du génocide », précise Guy Shalev, directeur exécutif de PHRI. « Les actions de l’armée israélienne correspondent à la définition de meurtres de membres du groupe, d’atteintes graves à leur intégrité physique et mentale, et de conditions de vie délibérément imposées pour provoquer leur destruction. »

La santé publique, domaine d’expertise de PHRI, est l’un des secteurs les plus durement touchés. « Depuis octobre 2023, plus de 300 professionnels de santé ont été tués, 1 500 arrêtés, des hôpitaux détruits méthodiquement. Le système de santé de Gaza s’est effondré », déplore Shalev. Les ONG dénoncent également les entraves délibérées à l’acheminement de l’aide humanitaire, les évacuations médicales bloquées, les enfants mourant faute de soins.

La preuve de l’intention : discours et ordres officiels

La clef de voûte d’une accusation de génocide est l’intention de détruire un groupe. Pour Yuli Novak, cette preuve est dans les discours : « Les déclarations de responsables politiques et militaires israéliens sont claires. Ils affirment qu’il n’y a pas d’innocents à Gaza. Des commandants ordonnent la destruction complète de certains quartiers. Ce ne sont pas des dérapages, c’est une politique. »

Les deux ONG rappellent aussi que dans l’histoire, les génocides sont souvent perpétrés par des sociétés qui n’en perçoivent pas immédiatement la portée. « Les auteurs cherchent à tout justifier : autodéfense, vengeance, sécurité. Le 7-Octobre a levé les dernières digues morales. Une société terrorisée peut se convaincre qu’un peuple entier devient une menace existentielle », souligne Novak.

Un tabou brisé dans une société fragmentée

En rompant le silence, ces deux ONG prennent le risque de l’isolement. En Israël, où plus de 70 % de la population souhaiterait l’expulsion des Gazaouis vers d’autres pays, leurs conclusions suscitent rejet ou hostilité. « Certains amis m’ont tourné le dos, des proches ont tenté de me dissuader de publier », confie Guy Shalev. « Ils ont peur, pas forcément parce qu’ils sont en désaccord, mais parce que cela dérange profondément l’image que la société se fait d’elle-même. »

B’Tselem et PHRI, qui ont longtemps dénoncé les violations du droit dans les territoires occupés, refusent aujourd’hui toute ambiguïté. Pour elles, ce qui se joue à Gaza ne relève plus simplement du crime de guerre ou du nettoyage ethnique, mais d’un processus organisé de destruction d’un peuple. « C’est notre responsabilité de nommer ce que nous voyons. Même si cela nous met en danger. »

Une voix morale venue de l’intérieur

Des spécialistes israéliens du génocide, comme Omer Bartov et Amos Goldberg, ont eux aussi conclu que les actes commis à Gaza relèvent du génocide. Une prise de position d’autant plus forte qu’elle émane de chercheurs de la Shoah. Le parallèle est douloureux, mais il témoigne d’un refus croissant de l’aveuglement. « L’expérience juive de l’extermination ne peut pas servir à justifier l’extermination d’un autre peuple. Elle nous oblige, au contraire, à refuser l’impensable. »

Les ONG ne se contentent pas d’un cri d’alarme. Elles appellent à une enquête internationale, à des poursuites devant la Cour pénale internationale. « Le jour viendra où nous devrons répondre devant la justice », prévient Guy Shalev. « Ce que nous avons infligé à Gaza ne peut rester impuni. »

L’écho d’un effondrement moral

Au-delà des chiffres et des rapports, c’est une déchirure morale que documente ce travail. Celle d’une société démocratique qui, sous l’effet du choc, de la haine et de la peur, s’est enfoncée dans un abîme. « Voir des enfants mourir de faim ne suffit pas à provoquer un sursaut », constate amèrement Yuli Novak. « Mais peut-être qu’en osant dire ce que d’autres refusent de nommer, nous contribuerons à briser l’indifférence. »

Le mot « génocide » est désormais posé. Il oblige.